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meilleures années dans ses vignes de Cully. La craie, avait marqué au front des tonneaux une date qui indiquait l’âge de chaque vin, et avait diapré la poutre qui surmontait l’entrée de barres blanches destinées à constater les ventes récentes ; c’est là le grand livre habituel des celliers vaudois. Barmou suivit l’espèce de couloir qui se prolongeait entre le double rang de futailles, en élevant avec un certain orgueil la lumière qui les éclairait. Il s’arrêta enfin devant un tonneau de moindre dimension, sur lequel était posé un seul verre. Il le prit, chercha le guillon ou petite vis de plomb plantée dans le fond du tonneau, et, le retirant avec soin, il fit jaillir dans le verre un filet de vin dont la couleur dorée sembla réjouir tous les yeux.

Le maître des Morneux et ses hôtes continuaient à guillonner, lorsque la Lise arriva des champs la hotte chargée de verdure pour sa chèvre favorite. Elle avait vu les flammes qui achevaient de dévorer les foins de Larroi, et avait été avertie de la réapparition des bouteurs de feu par les paysans qu’elle avait rencontrés. Or, pour elle comme pour beaucoup d’autres femmes, ces incendies, allumés par des mains toujours invisibles, avaient fini par prendre un caractère mystérieux qui en augmentait l’épouvante. L’imagination superstitieuse de la Savoyarde y entrevoyait l’intervention surnaturelle du grand ennemi. Aussi, en traversant les sentiers perdus des vignes et des vergers, avait-elle fouillé les ténèbres d’un regard inquiet, et pressé le pas jusqu’à ce qu’elle eût aperçu le toit des Morneux.

Lorsqu’elle arriva enfin haletante, elle promena rapidement les yeux sur l’ensemble des maisons dont les noires silhouettes se dessinaient dans l’ombre, comme pour s’assurer que l’invisible destructeur ne l’avait point précédée. ; mais tout était à sa place. Elle aperçut seulement la petite lumière qui brillait au cellier où retentissaient les voix des buveurs. Un peu enhardie, elle alla porter sa récolte à l’étable, et revint vers la maison en chantonnant, comme tous ceux qui cherchent à se rassurer. Tout à coup elle s’arrêta muette et saisie. Son regard, en se promenant sans intention autour d’elle, venait d’apercevoir une ombre qui se glissait le long de la fénière. Dans ce moment, Jacques sortit du cellier en l’appelant pour avoir une nouvelle lumière. La Savoyarde courut à lui.

— Sainte Vierge ! ne criez pas, dit-elle à voix basse ; il y a là quelque chose qui m’a fait peur.

— Quoi donc ? demanda le paysan.

— Je ne puis pas dire, reprit-elle les yeux toujours tournés vers le grenier à foin ; le fantôme a passé aussi vite que le chanterai de Dommartin[1].

  1. Chanterai, un lutin.