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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1051

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cœur. Réprimandée pour son indiscipline, Catherine s’oublie jusqu’à donner un soufflet au caporal Gritzenko, qui la désarme et la fait arrêter. Ce fait ayant été rapporté au capitaine Peters, « qu’on le fusille, » répond-il au milieu de l’orgie et de l’ivresse, qui lui laisse pourtant assez de liberté d’esprit pour reconnaître dans la voix du jeune conscrit comme un vague ressouvenir de la femme qu’il aime. L’acte se termine par une grande scène où Pierre le Grand, menacé d’une conspiration militaire qui en voulait à ses jours, se fait reconnaître à ses soldats, les ramène au devoir et les conduit à la victoire contre les Suédois.

Très court, mais plus embrouillé encore que les deux autres, le troisième acte transporte la scène à Saint-Pétersbourg, où le tsar, entouré de tout le faste de la grandeur, ne peut oublier la pauvre Catherine, qu’il croit perdue, pour toujours. Il a beau distraire sa douleur en faisant élever dans ses jardins la représentation fidèle du village où il a connu cette fille intéressante : il n’en est que plus malheureux de ne posséder qu’un souvenir. Enfin, par un de ces stratagèmes qui sont familiers à M. Scribe, Catherine se retrouve, mais hélas ! ayant perdu la raison au milieu des cruelles vicissitudes qu’il lui a fallu traverser. La présence de son frère George et de sa femme, celle de ses amis de Finlande qu’on a fait venir, la vue des objets qui lui sont chers et les doux sons de la flûte, car la flûte joue un grand rôle dans la pièce, dissipent peu à peu les nuages qui avaient troublé son esprit. Catherine se réveille et tombe dans les bras de son maître et seigneur, qui la fait couronner impératrice de toutes les Russies ; c’est alors qu’elle s’écrie dans son ravissement : O ma mère, ta prédiction s’accomplit !

On a pu voir par cette courte analyse que M. Scribe, en dédaignant la donnée de l’histoire pour suivre sa fantaisie, a commis une grande témérité ; son poème de l’Étoile du Nord est certainement l’une de ses conceptions les plus faibles, et, sans quelques incidens de mise en scène, c’est tout au plus si la musique de M. Meyerbeer aurait pu sauver cet imbroglio du sort qu’il méritait.

Il y a dans toutes les directions de l’esprit humain deux ordres de génies : les génies spontanés ou héroïques qui s’illuminent tout à coup comme saint Paul sur le chemin de Damas, et les génies méditatifs et réfléchis qui ne trouvent la vérité qu’après de longues hésitations, comme saint Augustin, par exemple. Voyez Alexandre : il marche à la conquête de l’Asie avec trente mille hommes seulement, n’ayant aucun souci de laisser derrière lui la Grèce frémissante, et se fiant à sa fortune pour vaincre les obstacles qu’on pourra lui opposer. Rien n’est prévu dans ses plans de campagne ; tout est livré à l’inspiration du moment ; il s’avance audacieusement comme Achille qu’il admire et dont il est la réalisation historique, et la glorieuse épopée du vainqueur de Darius confirme la vérité de celle d’Homère, qui lui a servi de modèle. Ce n’est point ainsi que procède César, génie déjà plus compliqué que celui d’Alexandre, son émule. Il ne lui suffit pas de soumettre les Gaules, la puissance romaine, il se préoccupe encore plus du résultat que pourront avoir ses victoires sur sa propre destinée. Du fond de la Batavie ou de la Bretagne, il écrit à ses amis pour qu’ils aient à s’occuper de lui, à l’appuyer de leur crédit auprès du peuple romain, dont il brigue les suffrages pour mieux l’enchaîner. Parmi les artistes, on peut remarquer les mêmes différences qu’entre les conquérans ; là aussi, à côté des élus de l’inspiration et de l’enthousiasme,