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pas l’ouvrage d’une volonté individuelle et subite. Depuis un temps, tous les esprits, dans l’angoisse, se sentaient sous le poids de quelque fatalité prochaine. Cromwell n’ordonna rien, mais il prévit, souffrit ou voulut tout. Quand on veut le bien connaître, il faut lire l’étrange consultation qu’il envoyait onze jours auparavant au colonel Hammond, las de son commandement de l’île de Wight, inquiet des devoirs obscurs ou contradictoires qu’une situation critique lui allait imposer. Certes, on ne saurait admirer dans cette lettre de Cromwell la clarté ni l’élégance de la déduction ; mais il est curieux d’y retrouver sous la dictée d’un puissant esprit, sous les formes de l’inspiration mystique, l’éternel sophisme de la force révolutionnaire, qu’elle soit aux mains d’un homme ou de la multitude. Les scrupuleux ou les timides s’inquiètent de la légalité, de la justice, de la fidélité aux principes pour lesquels on a cru légitimement s’armer, du respect qu’un doit au pouvoir qu’on a reconnu, de qui l’on tient son drapeau, qui agit dans sa compétence et dans sa sagesse. Il y a dans une révolution le droit et la passion, et ces objections-là viennent, de la logique du droit. La logique de la passion répond qu’il faut être conséquent, non aux principes, mais aux actes ; qu’ayant opposé une fois sa raison et sa volonté a l’autorité, on doit les lui opposer toujours ; que le salut public, tel que l’entend la conscience individuelle, est la loi suprême ; que la révolution est au-dessus des pouvoirs qu’elle a faits ; qu’après tout on a d’autant plus raison qu’on lui est plus dévoué, d’autant plus de droits qu’on a plus combattu pour elle, et que chacun prend sa mission dans son propre cœur. Souffrir la contradiction ou la dissidence, c’est trahir la cause, et rien n’est sacré que ce qu’elle commande, peu importe qu’elle emprunte la voix du peuple ou de la raison,- de la société ou de Dieu. Ces variations ne sont que le costume des temps divers, et elles servent à rendre un peu plus piquante, mais non plus respectable, la monotonie du sophisme qui a coloré toutes les persécutions et toutes les oppressions. Il est triste que des Cromwell eux-mêmes le mettent sous la protection de leur génie et de leur fortune. Il peut servir et réussir à de moindres qu’eux, et leur exemple est plus facile à suivre qu’ils ne l’ont pensé dans leur orgueil.

Comment ce terrible casuiste se prononça-t-il quand vint l’épreuve du jugement du roi ? Du coup de main du colonel Pride à l’exécution de Charles Ier, il ne s’écoula pas deux mois : l’une était la conséquence de l’autre. Les hommes à qui appartenaient la force et la volonté avaient résolu de se délivrer de tous les obstacles. Le grand obstacle, c’était la loi. Il vient dans les révolutions un moment formidable, c’est celui où le parti révolutionnaire se décide, avec une pleine conscience de son audace, à mettre sous ses pieds ce qui reste des lois. Pendant longtemps, on les a ménagées ; même en les éludant,