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Ludlow ; mais leur esprit comme leur œuvre avait ce je ne sais quoi de chimérique qui ne réussit guère dans les choses humaines. Ils aimaient la liberté et ils auraient voulu la justice ; ils avaient de l’exaltation dans les idées et de la modération dans le caractère : ils étaient passionnés pour leur cause, inflexibles dans leurs principes, dédaigneux pour leurs adversaires, incapables de les dompter ni de les séduire, suspects ou odieux à tous les partis par leurs qualités autant que par leurs défauts, par le bien comme par le mal qu’ils avaient fait, irrévocablement voués, quoi qu’ils lissent, à la défaite, au discrédit, à l’oubli, à l’injustice des contemporains et de l’histoire. Encore aujourd’hui la pitié dédaigneuse de M. Carlyle et la sagesse expérimentée de M. Hallam les condamnent sans merci. Ils ne se présentent à la postérité que protégés par le généreux patronage de mistress Hutchinson.

Le cardinal de Retz prétendait mépriser Cromwell, pour avoir dit au président de Bellièvre que l’on ne monte jamais si haut que quand on ne sait où l’on va. Cette parole n’était pas cependant si méprisable, et elle exprimait d’une manière piquante ce mélange de calcul et de passion des ambitieux de premier ordre, qui, en se proposant constamment de monter le plus haut possible, doivent laisser tout le reste dans le vague, et se tenir prêts pour toutes les occasions, tous les moyens, tous les degrés, toutes les formes de la domination. Nul doute que de bonne heure Cromwell n’ait pensé ainsi. L’incertitude de sa destinée n’atteignait en rien la fixité de ses desseins. Comme tous les hommes supérieurs, il combinait à la fois le hasard et le conseil, et c’est une des conditions du succès que de ne l’enchaîner à aucun procédé systématique. Lorsqu’il se trouva maître, mais non pas seul, au milieu des ruines de tous les pouvoirs, Cromwell hésita sans doute encore dans son âme sur la forme à donner au sien, et fit à regret le choix qui n’était ni selon son penchant, ni selon sa raison. À cette faiblesse d’imagination et de vanité qui entraîne même les Cromwell, même les Jules César vers la royauté, venait en aide une pensée juste et fondée sur les faits. Livrée à elle-même, l’Angleterre retournait assez naturellement aux choses monarchiques, et, toutes les fois que l’opinion se manifestait librement, l’habitude ainsi que le bon sens ramenaient les esprits vers la constitution du passé, réformée selon l’esprit de la révolution. Ce sentiment général était même assez éclairé pour ne pas lier indissolublement le retour de la monarchie à celui des Stuarts, et il n’aurait pas été impossible de résoudre une partie de la plus haute aristocratie à consommer l’alliance de l’ancienne pairie avec une dynastie nouvelle. Cromwell ne cédait donc pas uniquement à une ambition de parvenu en convoitant la royauté ; mais outre que son esprit impérieux, son