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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1126

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Une autre fois, le comte de Derby (rien que cela), égarant ses loisirs au foyer de Sadler’s Well, — où brillait alors, par parenthèse, la jolie miss Farren, qu’il épousa peu de temps après, — le comte de Derby, disons-nous, aperçut, niché dans un coin, un marmot dont le costume bariolé contrastait avec sa mine piteuse. C’était Joe, que son père venait de châtier pour quelque méfait inconnu, et qu’il avait posé sur une console, — à bras tendu, par les cheveux, — avec défense expresse d’en bouger. Le comte, à qui les actrices expliquèrent en riant de quoi il s’agissait, voulut mettre à l’épreuve la docilité filiale du jeune saltimbanque. L’opulent seigneur fit luire à ses yeux éblouis une demi-couronne. I.e jeune singe ne fit qu’un bond pour s’en saisir : — Tu en auras une seconde, si tu jettes ta perruque au feu, reprit le noble tentateur. — Il n’avait pas achevé la phrase que la perruque flambait sur les charbons încandescens. Cependant Giuseppe rentrait, armé de tout ce que la sévérité paternelle a de plus redoutable, et, si le motif du crime n’en eût atténué l’horreur, il est probable que Joe eut payé cher ses infractions à la consigne.

En général, les souvenirs de jeunesse de Joseph Grimaldi lui rappelaient un nombre presque incalculable de bastonnades, souvent administrées de premier mouvement, mais souvent aussi savamment atermoyées, afin que l’effet en fût doublé par la terreur permanente qu’elles faisaient planer sur l’imagination de l’enfant : — Je vous battrai, lui disait froidement le vieillard : puis deux ou trois mois après : Je vais maintenant vous battre, reprenait-il en lui rappelant le délit qu’il s’agissait de punir. Et toute prière était vaine : il ne restait plus qu’à tendre le dos.

Une de ces fustigations fut la suite d’un incident assez particulier. Giuseppe, nous l’avons dit, se préoccupait volontiers d’idées funèbres. Il surprit un jour quelques mots d’un entretien que ses deux fils avaient ensemble. On domestique nègre leur avait dit assez étourdiment, en leur montrant un souper de Noël servi avec une certaine magnificence, que toutes ces belles choses dont leurs yeux étaient frappés finiraient bien par leur appartenir après le décès de leur pire, et les deux enfans raisonnaient sur ce texte peu moral. Aussitôt l’idée vint à Giuseppe de mettre à l’épreuve et de vérifier les sentimens que chacun des deux lui portait. En acteur consommé, il fit fermer les volets du salon, et là, dûment enveloppé d’un linceul, étendu sur un lit de repos, il attendit les enfans, prévenus par son ordre, avec toutes les précautions voulues, qu’il venait de trépasser subitement. Ils furent donc amenés tous deux dans la ténébreuse pièce où gisait le prétendu cadavre. Heureusement pour Joe, ce deliquium si soudain, alors qu’il venait de voir son père en parfaite santé, lui avait paru suspect. Peut-être aussi fut-il mis sur ses gardes par un ou