Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1172

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

despotisme et la liberté pour fonder des sociétés et des empires, de leurs procédés communs, des méthodes et des ressources propres à chacun d’eux, de leurs principes, de leurs effets différens ou semblables.

Pour bien faire cette comparaison, très digne assurément d’une sérieuse étude, il faut d’abord visiter les deux pays. Pour les États-Unis, l’exploration est facile, précisément parce que c’est un pays de liberté, où chacun entre comme il veut et d’où il sort de même ; cette facilité est encore accrue par la navigation à vapeur, qui a en quelque sorte supprimé l’intervalle de l’Atlantique, et par les voies de fer, qui ont presque aboli les distances de terre. En Russie, l’enquête est, il faut le reconnaître, beaucoup moins aisée à pratiquer. Ici le territoire est fermé, et quand on a su y pénétrer, l’observation est presque impossible au milieu des ombrages qui accueillent l’étranger. J’avoue sincèrement que je n’ai point fait ce second voyage, et que je ne me sens guère disposé à l’entreprendre. Je manquerais donc de l’un des points de comparaison, si je ne trouvais sous ma main le livre d’un Allemand distingué, M. le baron de Haxthausen[1], qui en 1846 et en 1847 a exécuté ce voyage de Russie, si difficile à bien faire, et l’a accompli dans des conditions exceptionnellement favorables, que bien peu de personnes pourraient espérer d’y rencontrer.

Pour voir la Russie, il faut d’ordinaire deux choses qui paraissent inconciliables : d’abord il faut y apporter, comme dans tout pays où l’on voyage, l’esprit d’examen et de critique, sans lequel il n’y a point d’observation ; d’un autre côté, il y faut tout admirer sans réserve, ou bien l’on risque fort d’être ramené à la frontière. Ainsi on circule librement en Russie à la condition d’y trouver tout bien, c’est-à-dire de n’y conserver aucune liberté d’esprit, et si l’on y porte la disposition morale nécessaire pour bien voir, le voyage devient matériellement impossible. Le baron de Haxthausen, sincère admirateur de la Russie, de ses institutions politiques et de son état social, portait en lui-même le meilleur passeport, non-seulement pour entrer dans ce pays, mais encore pour y être le bienvenu. Aussi voyons-nous que la Russie s’est partout ouverte pour lui ; le séjour qu’il y a fait n’a eu d’autres bornes que celles de son bon plaisir ; il a pu tout voir de près et tout admirer en toute liberté. — Maintenant a-t-il échappé aux inconvéniens de cet avantage ? Ses admirations, en lui ouvrant le pays, ne lui ont-elles pas fermé les yeux, et n’est-il pas arrivé qu’avec la liberté de tout voir, il n’a rien vu ou mal vu ? M. de

  1. Études sur la Situation intérieure, la Vie nationale et les Institutions rurales de la Russie, par M. le baron de Haxthausen ; 3 vol. in-8o. Hanovre, 1847-1853.