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des édifices et sur la voirie publique que cette manie réglementaire influe ; elle agit aussi sur toutes les habitudes du paysan russe, qui, dans son village, est comme un soldat dans sa caserne. Le baron de Haxthausen décrit quelque part une scène de village qui l’a vivement frappé : ce sont tous les laboureurs d’une même commune, au lever du soleil, sortant ensemble à la même heure, à un signal donné, avec leurs charrues et leurs attelages, se rendant chacun dans son champ, labourant tous en même temps, cessant le travail à la même heure, revenant tous ensemble après la tâche faite et rentrant chacun dans sa demeure. Ne croit-on pas voir des militaires à l’exercice ? Il serait difficile de dire quel est pour le paysan russe le pire fléau, ou du seigneur qui l’exploite sur le lieu, ou du commis qui le réglemente. Il y a comme deux armées en Russie, et la plus formidable pour le pays, ce n’est pas l’armée des soldats, c’est celle des employés du pouvoir central, qui couvrent toute la surface du territoire et l’enlacent dans les liens de la plus terrible bureaucratie.

Veut-on, par un seul exemple, juger de l’esprit qui anime ces commis, et de l’opinion qu’ils se font de leurs droits et de leurs devoirs ? Au milieu des steppes brûlantes de la Tauride, dans la Russie méridionale, il existe des fermes isolées, éparses çà et là, comme il s’en établit dans toutes les contrées nouvelles. Ces habitations, appelées choutors, sont naturellement soumises à la surveillance de la police, qui, en Russie, est l’âme de la société. Or les agens de cette police, trouvant incommode d’exercer leur inspection sur les établissemens ainsi disséminés, ont un jour adressé à l’empereur un rapport concluant à ce que, pour la facilité de leur service, ces habitans isolés les uns des autres fussent forcés de se rapprocher et de se fixer dans un centre commun, où ils fussent plus à portée de l’administration. Pour être juste, il faut reconnaître que le gouvernement russe a rejeté la pétition des fonctionnaires. Il leur a répondu disertement que le gouvernement était fait pour les sujets, et non ceux-ci pour le gouvernement. L’exemple n’en révèle pas moins quel esprit administratif existe en Russie.

Pour moi, je n’imagine pas un spectacle plus triste et plus fatigant pour les yeux et pour l’âme que celui que présente cette société russe, éparse sur son immense territoire, uniforme comme ses neiges, dans laquelle rien ne fait saillie ni ne s’élève au-dessus de la plaine, où tout est faiblesse, impuissance, néant, où l’individu disparaît dans une masse confuse, où une vie officielle est substituée à l’existence naturelle des peuples, où le règlement tient lieu du génie, la symétrie de l’ordre, l’obéissance de la pensée, où tout souffre et se tait parce que tout tremble, où tout tremble entre un commis et un soldat, où la douleur elle-même est monotone parce qu’elle est universelle, et que ceux qui l’éprouvent sont des atomes sans nom, où