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de bras, la conséquence inévitable et prompte serait l’abaissement des salaires de l’industrie et l’augmentation des prix du travail agricole. On voit que pour l’agriculture, de même que pour toutes les autres industries, il n’y a qu’une seule et vraie protection : cette protection commune, c’est la liberté du travail de l’ouvrier ; la liberté de la personne et du travail, voilà tout ce qu’il faut pour la prospérité de toutes les industries, agricole, commerciale et manufacturière.

Il y a du reste une autre vérité dont, en lisant M. de Haxthausen, on acquiert la conviction : c’est que ce qui manque à la Russie pour être riche et prospère, ce n’est pas seulement une population libre, mais encore et surtout une bonne constitution de la propriété. Comme dans tous les pays encore féodaux, la terre en Russie appartient à l’empereur, et sous l’empereur à la noblesse. Sous la noblesse, il n’y a que des serfs ou des occupans à titre précaire. Dans la plupart des pays d’Europe, avant même que la féodalité y fût détruite, il s’était introduit sur le sol des modes d’exploitation qui, tantôt sous la forme de rentes perpétuelles, tantôt à titre de baux emphytéotiques, ou sous la condition de baux temporaires, mais sans cesse prorogés, faisaient naître de longues possessions, les seules qui soient bienfaisantes pour l’agriculture, parce que ce sont celles qui par leur durée se rapprochent le plus de la propriété elle-même. M. de Haxthausen cite comme fait unique en Russie le cas d’un fermier à bail. Il a rencontré quelques laboureurs cultivant à moitié fruits, ou métayers[1] ; mais le mode presque universel d’exploitation est celui-ci. Le seigneur d’un domaine composant le territoire d’une commune dit aux habitans : « Je vous abandonne en bloc l’usufruit de ma terre ; j’estime à telle somme d’argent ce qui m’est dû ; arrangez-vous entre vous pour me la payer. » La commune répartit alors entre tous ses membres la culture des terres dont le domaine se compose. Le partage se fait au moyen de lots préparés en nombre égal à celui des chefs de famille existant dans le village. Ces lots faits, on les tire au sort, et chacun se met en possession du champ que le hasard lui a décerné. Ainsi il ne se trouve personne dans le village qui ne soit pourvu de sa part du sol russe. Cependant, comme le temps, l’âge, le mariage, amènent sans cesse de nouveaux chefs de famille qui ne l’étaient pas lors du tirage précédent, il faut bien de temps en temps procéder à une distribution nouvelle, afin que ceux qui n’ont point de terres en reçoivent. Ce nouveau tirage arrivant, toutes les terres sortent des mains de leurs possesseurs ; il en est fait une nouvelle masse que l’on divise par le nouveau chiffre des prétendans, et toujours par la voie du sort, il est procédé à un nouveau partage du sol. L’époque de ces tirages successifs est fixée arbitrairement par le

  1. Ces métayers, en Russie, s’appellent polinick. Voyez t. Ier, p. 155.