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misère reçoivent d’abondantes aumônes! » Et sur ce thème, il amasse une foule de réflexions si profondes, qu’il ne tarde guère à s’endormir : ou bien encore il songe à ce qui est fâcheux et non désirable, par exemple à l’absence de réalité du corps, a qui est comme le mirage aperçu au soleil couchant, comme une peinture sur la muraille, comme une vraie machine, comme la nourriture prise en rêve, comme l’éclair sautant à travers le ciel, comme la flèche lancée par un arc. » Par ces exercices de la pensée, il purifie peu à peu son âme et son cœur en les écartant de tout ce qui tombe sous les sens. Dans ces diverses pratiques, il procède toujours méthodiquement et par nombres. Ainsi les trois réflexions sur la non-permanence, la nécessité de souffrir et la non-réalité du corps sont « les portes qui conduisent à l’anéantissement final (nirvana), » et ces portes elles-mêmes donnent accès à quatre passages qui se séparent à leur tour en deux sentiers. Ici commence un labyrinthe inextricable dans lequel l’esprit le plus robuste et le plus sain ne peut guère s’engager sans péril. Selon ses mérites et ses vertus, le religieux arrivera à divers degrés de béatitude ou plutôt à une destruction plus ou moins complète de son être. Pour expliquer cette absorption de l’âme individuelle dans l’âme universelle, qui est le résultat de la méditation, et enfin la délivrance finale, qui consiste à ne plus être ni corps ni âme, les philosophes bouddhistes ont épuisé tout ce que le raisonnement peut inventer de plus subtil, de plus insaisissable. pour nous servir de leur langage, nous dirions volontiers qu’il est plus facile de lier entre eux les fils de l’araignée et d’en faire un câble que de donner à ces nébuleuses rêveries la moindre consistance. Qui pourrait comprendre et faire comprendre le néant ?

Ainsi, dans cette île de Ceylan, si pittoresque, où la Providence s’est plu à accumuler tant de richesses et de beautés, s’est introduite et acclimatée depuis des siècles une doctrine qui a conduit ses adeptes à la négation de la Divinité. Les représentans de cette croyance, dont les caractères les plus marqués sont le mysticisme et l’athéisme, les religieux, sortis de tous les rangs de la société, entretiennent autour d’eux ces traditions du passé. Chaque ville, chaque village de l’intérieur de l’île a son couvent. Dans toute l’étendue de Ceylan, on ne compte pas moins de deux mille cinq cents religieux qui vont chaque jour, vêtus de la robe jaune, l’éventail à la main, la tête et les pieds nus, mendier le long des chemins[1]. A voir leur physionomie hébétée, leur regard terne et ennuyé, on les prendrait pour des âmes en peine, errant à travers les belles vallées où elles ont vécu dans une existence antérieure. Cependant il y a des religieux

  1. Au VIe siècle de notre ère, leur nombre s’élevait à cinquante ou soixante mille.