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car y auroit-il de l’apparence de faire soixante lieues dans cette saison pour vous charger d’une personne si peu agréable qu’après tant d’années d’une passion sans pareille vous n’ayez peu vous deffendre de faire consister le plus grand plaisir de vostre vie à la passer sans elle ? Je m’en retourne donc dans ma solitude examiner les deffauts qui me rendent si malheureuse, et à moins que de les pouvoir corriger, je ne pourrois avoir tant de joie en vous voyant que je n’eusse encore davantage de confusion. Je vous baise très humblement les mains, et suis, etc. »


Dès que Mlle de Bourbon, après avoir essayé d’échapper à sa destinée en se faisant carmélite, parut à la cour et à l’hôtel de Rambouillet, elle y enleva tous les suffrages, désarma toutes les rivalités et se fit adorer des femmes elles-mêmes[1], séduites par sa grâce, sa candeur et sa douceur. Mme de Sablé, qui avait vingt ans de plus qu’elle, guida ses premiers pas, et ne contribua pas peu à entretenir et à cultiver en elle cet idéal de délicatesse et d’héroïsme qui était déjà dans tous ses instincts, et qu’elle poursuivit inutilement à travers bien des orages. A peine Mlle de Bourbon était-elle mariée et devenue Mme de Longueville, qu’elle eut une maladie assez grave, la petite vérole. La crainte de la contagion était alors fort répandue : c’était une suite de l’épouvante qu’avait laissée après elle la peste qui désola Paris au commencement du XVIIe siècle. Est-il donc si étonnant que cette crainte troublât des femmes, d’ailleurs raisonnables et même courageuses, comme la comtesse de Maure et Mme de Sablé, et ne faut-il pas Tallemant pour leur en faire un crime ? On en badinait agréablement à l’hôtel de Rambouillet, et Voiture, écrivant à Mme de Sablé d’une maison où il y avait eu des malades et même une mort, lui dit : « J’ai peur que vous ne vous épouvantiez trop. Sachez donc que moi qui vous écris ne vous écris point, et que j’ai envoyé cette lettre à vingt lieues d’ici pour être copiée par un homme que je n’ai jamais vu[2]. » En 1642, quand Mme de Longueville eut la petite vérole. Mme de Sablé ressentit ses frayeurs accoutumées, et malgré la plus vraie tendresse elle eut de la peine et, ce semble, d’autant plus de mérite à les surmonter. Elle n’osa pas d’abord aller voir Mme de Longueville, ni même Mme de Rambouillet, qui, ayant été assidue auprès de la belle malade, était devenue presque aussi redoutable à la peureuse marquise. Mme de Rambouillet la menace, en style de Voiture, d’une visite de sa part. Mme de Sablé répond de la même façon ; mais, comme elle a tort, elle laisse percer un peu d’humeur. L’autre se pique à son tour et le prend sur un ton toujours poli, mais assez froid et presque sévère. Mme de Sablé ainsi avertie fait effort sur elle-même et va faire visite à Mme de Longueville, qui entrait en convalescence ; mais elle charge Voiture

  1. Mme de Motteville, tome II, pages 16-17.
  2. œuvres de Voiture, tome Ier, page 19, lettre XIV.