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toujours leurs droits et leurs revanches, comme il y aura toujours, quoi qu’on fasse, des organisations passionnées, juvéniles, amoureuses de bruit et de fêtes, d’amusement et de caprice, — les jeunes gens, les causeurs aimables, les esprits indépendans, les viveurs de toute condition et de tout âge, se sont habitués à chercher dans une autre sphère ce qu’ils ne trouvaient plus dans la bonne compagnie. À ce premier groupe de transfuges se sont joints les poètes, les écrivains, les artistes, qu’aucun lien ne rattachait plus à la société polie, qui ne savaient plus ni l’aimer, ni la comprendre, et qui, ne reconnaissant d’autre loi que leur fantaisie, la développaient bien plus librement dans cette aventureuse Bohème dont ils devenaient les maîtres, les ordonnateurs et les arbitres. De là le rôle et la place donnés, dans ces mœurs nouvelles, à ces femmes qui auraient bonne envie de recommencer Aspasie, mais qui n’ont pu réussir encore à faire des Phidias et des Périclès; de là cette bizarre renaissance d’un petit monde néo-païen en plein XIXe siècle, d’un monde où le domum mansit, lanam fecit, semble redevenu l’apanage des épouses et des mères, et où l’éclat, la parure, les fêtes de l’imagination et de l’art, l’hommage des heureux et des beaux-esprits appartiennent aux courtisanes. De là aussi le penchant de nos poètes et de nos conteurs à s’occuper de ces femmes, à étudier l’orageux contraste de leurs joies et de leurs misères, à les relever de leur fange, et à leur décerner, dans leurs paradoxales antithèses, une suprême réhabilitation, — non pas cette réhabilitation évangélique et chrétienne qui s’appuie sur le repentir et le pardon, mais cette réhabilitation profane et superbe qui marche tête haute, et croit racheter par un amour vrai une vie de désordre et d’infamie. Ce poétique paradoxe, après avoir séduit de nos jours des talens bien divers, manquait encore du sceau d’un de ces succès populaires qu’on obtient souvent avec quelques qualités de moins et quelques vulgarités de plus. Le mérite ou le bonheur de la Dame aux Camélias a été justement de s’emparer de ce thème, maintenu jusqu’ici dans les régions de l’art proprement dit et à l’usage des initiés, pour l’accommoder aux goûts de ce public qui devait l’applaudir en s’y reconnaissant. Marguerite Gautier, c’est Manon, c’est Marion, c’est Bernerette, mais vues à travers cette optique théâtrale et ce verre grossissant qui s’arrangent assez bien, il faut le dire, de tout ce qui ôte à un sujet ses délicates finesses, pour le rendre accessible à la moyenne des intelligences. Napoléon offrit un jour à Talma un parterre de rois, et ce jour-là Auguste et Nicomède purent se croire écoutés par leurs pairs. Lorsque M. de Vigny traduisit sur la scène les intimes douleurs de Chatterton, on fit la critique et l’éloge de son œuvre en disant qu’elle aurait dû être jugée par des poètes. Marguerite Gautier a eu une fortune analogue; elle s’est produite devant ses pareilles; quand elle dit à son amant jaloux de son passé : « Je croyais avoir choisi un homme assez supérieur pour me comprendre; » quand une de ses amies, inclinée sur son lit de mort, murmure à son oreille la phrase sacramentelle : Il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé! ces deux niaiseries, au lieu de nuire au succès des scènes vraies et senties dont la pièce n’est pas dépourvue, ne faisaient que le rendre plus électrique et plus éclatant; car elles répondaient à la pensée secrète, au vague désir, en un mot au dada de presque toutes les femmes qui se trouvaient là. Plus tard, après qu’elles eurent inauguré de leurs bravos la vogue de ce drame, on y vit arriver, dans une sorte de demi-incognito, des femmes d’un tout autre monde,