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justice et l’équitable répartition des impôts : il se trouvait avoir détruit, par des conceptions insensées, toute justice et toute fortune publiques. Il n’avait constitué qu’une autorité monstrueuse, qui rendait des arrêts sous forme de massacre populaire, et procédait aux recettes par des pillages. Par deux fois il lui fallut revenir aux pieds de l’autorité royale, ressuscitée dans la personne de souverains sages. Après les états-généraux de 1355, Charles V reprit le pouvoir, et l’exerça pendant tout son règne d’une façon douce, mais absolue. L’ordonnance de 1413 dura moins encore : elle n’eut que six mois d’exécution nominale, et le souvenir du désordre qui en était résulté contribua beaucoup à maintenir les populations bourgeoises dans cet état de soumission respectueuse et presque aimante qui ne se démentit pas sous le règne réparateur de Charles VII, et environna même la sombre autorité de Louis XI. Seulement les rois de France, mieux avisés et prenant conseil de l’expérience, ne perdirent pas eux-mêmes le souvenir de ces terribles épreuves. Ce que le tiers-état avait voulu leur attacher, ils se firent fort de le lui donner de bonne grâce. On n’eut point de justice élue ni de financiers responsables, mais on eut des rois bons justiciers et ménagers du pauvre peuple; on eut une administration ferme jusqu’à la dureté, qui fit rendre gorge aux concussionnaires, et imposa aux nobles des contributions de guerre. On n’eut plus un prévôt des marchands parlant en maître au nom de la volonté du peuple, mais on s’éleva sans bruit, on s’enrichit paisiblement, et l’on put voir messire Jacques Cœur, assis au comptoir dans sa jeunesse, devenu trésorier du roi, se faire bâtir un palais dans la ville de Bourges, et, prêtant à gros intérêts à tous les chevaliers, se rendre, par la voie douce de l’expropriation légale, suzerain des plus belles seigneuries féodales de France.

A partir de Louis XI, et pendant une durée de près de cent années, commence pour le tiers-état une série d’accroissemens paisibles, et entre la royauté et lui un échange de bons procédés, de concessions, de dons gratuits, qui maintient la paix générale et la confiance réciproque. Grâce à un arrangement presque consenti par la noblesse, toutes les fonctions publiques, toutes les délégations du pouvoir royal deviennent l’apanage des enfans du tiers. La haute bourgeoisie a toutes les charges de robe et de finance; elle pénètre en majorité jusque dans les conseils d’état. La basse bourgeoisie se fait un nom dans les lettres ou se fait une fortune dans le commerce. Tout le mouvement civil et intellectuel de la nation lui appartient. Il y a comme une sorte de trêve entre les diverses classes sociales. La royauté, traitant la noblesse et le tiers-état comme ses deux fils, semble avoir fait entre eux un partage de père de famille. La noblesse la défend et l’amuse, le tiers-état la sert; la noblesse se bat et se ruine, le tiers-état s’enrichit et s’instruit : il éclaire et nourrit toute