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saphirs et du jaspe. Je ne puis qu’imiter le poète San-tso dans cette ode. Je l’écris sur une feuille de papier blanc, afin qu’elle console vos pensées futures quand nous serons séparés.

« Cette pièce de vingt-six vers dans le style antique, en rimes de quatrain, a été offerte à Fe-lie-le, premier secrétaire d’ambassade du royaume des Fa-lan-sis, par Houang-ngan-toung, qui l’a composée. »


Avec plus de complaisance que de modestie, je trouvai ces vers superbes, quoique cette bordée de poésie ultrà-complimenteuse m’eût un peu abasourdi; mais je fus bien plus surpris encore, quand Houang ajouta d’un grand sérieux :

— Maintenant, mon cher Fe-lie-le, vous allez me faire aussi des vers sur moi.

Il me disait cela comme il m’aurait proposé de lui donner deux lignes de mon écriture. Tout fonctionnaire en Chine est lettré, tout lettré est poète. On propose dans les examens des difficultés de versification, des tours de force de rime ou de rhythme, et il y a une comédie chinoise dans laquelle un candidat, après avoir, entre autres exercices, très bien tourné un quatrain, est nommé d’emblée premier ministre. Le moyen après cela de refuser Houang sans enlever à la France cette réputation de nation lettrée qui nous place si haut, grâce à nos jésuites, dans l’esprit des Chinois, et qui m’attirait sans doute cette proposition trop honorable! Avec quel dédain le pédant Tsaô et même le millionnaire Pan-se-tchen auraient-ils cru désormais pouvoir parler de ces lettrés français que l’on charge de négocier un traité de commerce, et qui ne savent même pas rimer un couplet!

Je songeai d’abord à écrire de la prose, car le plus habile han-lin du Céleste Empire ne devait certainement pas savoir mieux que M. Jourdain distinguer dans notre langue les vers de la prose; mais Houang pouvait montrer l’autographe à un Anglais ou à un Américain, et j’étais perdu de réputation et désarçonné de mon Pégase d’emprunt. Je pensai aussi à copier quatre vers de Racine :

A peine nous sortions des portes de Trézène,


ou bien une strophe d’Alfred de Musset :

Avez-vous vu dans Barcelone,
Une Andalouse, etc.

mais Houang aurait difficilement compris qu’il pût en être le sujet, et il me demandait des vers faits pour lui et sur lui. Je pensai donc à ce que jetterait d’original et de curieux dans mes souvenirs de diplomate cette singulière fortune, d’avoir eu à soutenir en Chine une joute poétique avec un lettré chinois, et j’écrivis les vers suivans, que M. Callery traduisit avec sa facilité habituelle :