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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/332

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mille vers au moins. C’est comme un vaste cadre où des poètes, pour la plupart inconnus, sont venus jeter, chacun à son tour, toute l’amertume, toute la colère et l’ironie que le spectacle des vices des hommes et des misères de leur temps avait amassées au fond de leur âme. Œuvre d’un seul homme, le Roman de Renart ne serait que le caprice isolé d’une imagination railleuse et sceptique, et la valeur historique s’en trouverait singulièrement diminuée; œuvre collective de plusieurs siècles, iliade barbare rimée par des rapsodes inconnus, il représente toute une phase de l’esprit humain, tout un côté de la vieille civilisation européenne, et il acquiert par là un intérêt nouveau. Traduit en bas saxon, en haut allemand, en danois, en hollandais, en anglais, rajeuni de notre temps même par l’auteur de Faust et de Werther, illustré de dessins par Kaulbach, le Roman de Renart a fait le tour de l’Europe, et de toutes les œuvres analogues qui se sont produites dans le moyen âge, il est resté sans aucun doute la plus populaire. La date, l’âge, l’origine, l’histoire et l’interprétation de ses diverses branches ont donné lieu à une foule de commentaires, sans qu’on soit jamais arrivé à un éclaircissement complet. Aussi ne reprendrons-nous pas, après tant d’autres, la discussion au point de vue de l’histoire littéraire et de la philologie; nous n’essaierons pas davantage d’en présenter une analyse complète, car, quoi qu’on en ait dit, ce roman célèbre, malgré quelques détails très brillans, est quelquefois, dans son attristante et cynique gaieté, assez fastidieux. Nous nous renfermerons strictement dans notre sujet, en montrant comment la tradition satirique compléta l’épopée par une mise en scène nouvelle et entièrement distincte de tout ce que nous avons rencontré jusqu’ici, soit dans les légendes, soit dans les poèmes chevaleresques, soit enfin dans la tradition morale des Bestiaires.

Le Roman de Renart, dans ses diverses branches, est une véritable pièce à tiroirs, dont les différens actes ne sont liés entre eux que par l’apparition des mêmes personnages. Les acteurs sont tous pris parmi les animaux, et, par une bizarrerie singulière, les êtres fabuleux, qui partout ailleurs tiennent une si grande place, disparaissent complètement. Tous ceux qui figurent dans ce poème appartiennent aux espèces les plus connues, et comme les auteurs en font de véritables hommes, ils commencent par leur donner à tous un nom propre. Le vulpes latin, devenu dans la langue du moyen âge le fjoupil, le gorpil, le gorpiex, se nomme Renart; le loup se nomme Ysamgrin, parce qu’il a la peau grise; l’ours, dom Brun; le lion, Noble; le bœuf, dom Bruiant; le coq, Chante-Cler; la taupe, Courte; le milan, Huart; le chat, Thybert; le corbeau, Tiercelin; le limaçon. Tardif; le singe, Cointeriaus ou Martin, etc. Quant à l’homme, il ne paraît que de loin en loin, toujours sur le second plan, à l’état de