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garde encore quelques-unes des impressions profondes du passé. Il croit aux prophétiques avertissemens de la chouette, aux présages sinistres du corbeau, aux présages heureux de l’hirondelle. Il connaît les antiques cavernes habitées par des dragons, et la nuit de Noël le bouvier du Berri entend encore les bœufs causant entre eux dans ses étables. Quant à la science, elle dissèque, elle empaille, elle classifie, elle écarte impitoyablement la poésie et la légende, et cependant au-dessus de l’observation positive plane le problème éternel de l’intelligence et de la vie. Le moyen âge élevait l’animal au niveau de l’homme : la science moderne a voulu mesurer la distance qui séparait l’homme de l’animal; mais, malgré la recherche et l’effort, l’abîme n’a point été sondé.

La question de l’âme et de l’intelligence des bêtes a été posée nettement pour la première fois par Montaigne et le médecin espagnol George Gomez Pereira. Déjà, avec ces écrivains, se dessinent les deux écoles qui jusqu’à nos jours partageront la philosophie et la science en deux camps opposés. L’une de ces écoles, représentée à l’origine par Gomez Pereira, refuse l’intelligence aux animaux, et va même jusqu’à leur refuser la faculté de sentir; l’autre, représentée par Montaigne, leur accorde non-seulement la sensation, mais l’intelligence, et quelquefois même une âme. Cette contradiction se continue jusqu’à nos jours, et comme elle forme au point de vue philosophique le complément de notre sujet, nous allons la suivre rapidement en commençant par l’école de Pereira, qui soutient ce qu’on peut appeler la théorie matérialiste. Cette école compte parmi ses disciples quelques-uns des penseurs qui, dans les questions relatives à l’homme, ont défendu avec le plus d’ardeur les doctrines spiritualistes, tandis que dans l’école opposée on rencontre, parmi ceux qui donnent une âme aux animaux, quelques-uns des philosophes qui refusent une âme aux hommes.

Suivant Gomez Pereira, les animaux manquent absolument de la faculté de sentir; ce sont de véritables marionnettes dont une main invisible tire constamment les fils; ils jettent des cris de joie et de douleur sans ressentir ni douleur ni joie; ils mangent sans faim, ils boivent sans soif. Ce système trouva de nombreux partisans; Descartes le modifia dans sa théorie sur l’automatisme des bêtes. Suivant ce philosophe, « elles n’agissent point par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. » Il leur accorde la vie, ce qu’il eût été fort difficile, il faut en convenir, de leur refuser; il leur accorde même le sentiment, mais il leur refuse absolument l’intelligence, et il les compare à des horloges qui, n’étant composées que de rouages et de ressorts, peuvent cependant compter les heures et « mesurer le temps plus justement que nous avec notre