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dans une même aspiration, étroitement unies par un même lien, confondues dans un même sentiment d’affection et d’espoir.

Bien que Gustave nourrit une profonde vénération pour le père de Lénora et l’aimât véritablement comme le plus tendre fils, une circonstance venait cependant parfois ébranler cette vénération. Ce qu’il avait entendu dire en dehors du Grinselhof de l’inconcevable avarice de M. de Vlierbecke était devenu pour lui une incontestable vérité. Jamais le gentilhomme ne lui avait offert un verre de vin ou de bière, bien moins encore l’avait-il engagé à prendre part au souper, et souvent Gustave avait remarqué avec tristesse combien de peine on se donnait pour lui dissimuler cette économie sans exemple.

L’avarice est une passion qui ne peut inspirer que l’aversion et le mépris, parce que l’on comprend naturellement que ce vice, en prenant possession de l’âme de l’homme, en arrache tout sentiment de générosité et la remplit d’une froide cupidité. Aussi Gustave dut-il lutter longtemps contre ce sentiment instinctif pour détourner son attention de ce défaut de M. de Vlierbecke, et rester convaincu que c’était un caprice de son esprit, le seul travers de son cœur, travers qui d’ailleurs ne lui avait rien fait perdre de la noblesse native de son caractère.

Si cependant le jeune homme eût su la vérité ! Si son regard eût pu pénétrer plus avant dans le cœur du gentilhomme, il eût vu que sous chaque sourire qui apparaissait sur son visage se cachait une douleur, que chacun de ces frémissemens nerveux qui parfois le saisissaient comme un frisson trahissait l’angoisse de son âme. Il ne savait pas, — heureux qu’il était, ne voyant que le doux regard de Lénora et s’enivrant au calice d’or de l’amour, — il ne savait pas que la vie du gentilhomme était un éternel supplice, que nuit et jour il avait devant lui un terrible avenir, et la sueur de l’épouvante au front comptait les heures qui s’écoulaient, comme si chaque minute l’eût rapproché d’une inévitable catastrophe… Et en effet, le notaire ne lui avait-il pas dit : « Encore quatre mois ! encore quatre mois, et la lettre de change échoit,… et vos biens seront vendus de par la loi ! »

De ces quatre mois fatals, deux déjà s’étaient écoulés !

Si le gentilhomme semblait encourager l’amour de Gustave, ce n’était pas seulement par sympathie pour lui. Non, le drame de sa douloureuse épreuve devait se dénouer dans un temps marqué ; sinon pour lui et pour son enfant le déshonneur, la mort morale ! Le sort allait décider irrévocablement si de cette lutte de dix années contre l’affreuse misère il sortirait vainqueur, ou si, vaincu, il tomberait dans l’abîme du mépris public. C’est pourquoi il cachait son indigence avec plus d’obstination que jamais, et, bien qu’il veillât comme un ange protecteur sur les jeunes gens, il ne faisait rien néanmoins pour arrêter le rapide essor de leur amour.

Lorsque l’époque du retour de M. Denecker s’approcha, les deux mois de son absence parurent à Gustave s’être envolés comme un doux rêve. Bien qu’il fût à peu près certain que son oncle ne se prononcerait pas contre son inclination, il prévoyait cependant qu’il ne lui permettrait plus de passer autant de temps loin des affaires commerciales. La pensée d’être séparé de Lénora pendant des semaines peut-être lui faisait envisager avec anxiété et tristesse le retour de son oncle. Un jour, il exprimait ses craintes devant