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voix effrayée : — Ah ! mon Dieu ! monsieur qui demande son déjeuner. Il n’est pas prêt. Cependant un instant après elle monte l’escalier et porte le déjeuner sur un plat magnifique ; elle entre dans un salon du premier étage et dépose silencieusement le plat devant un jeune homme qui semble absorbé dans ses pensées. La servante quitte la place, toujours sans mot dire. Le jeune homme sort de sa rêverie et se met à déjeuner d’un air distrait ; il paraît ne pas savoir ce qu’il fait.

Le mobilier qui garnit la salle offre des contrastes singuliers ; tandis que certains objets, remarquables par leur richesse et l’élégance de leurs formes, se font reconnaître pour des produits du dernier goût, à côté se trouvent des sièges, des bahuts, des armoires dont la sombre couleur brune et les sculptures raides et tourmentées accusent une haute antiquité ; il en est même dans le nombre qui ont visiblement défié les atteintes du temps pendant trois ou quatre siècles. Aux murailles sont suspendus de nombreux tableaux enfumés, dont les cadres poudreux et souillés ont perdu tout éclat. Ce sont des portraits de guerriers, d’hommes d’état, d’abbés et de prélats. Ces portraits portent les armoiries de la maison de Vlierbecke ; plusieurs autres objets sont marqués du même signe distinctif. On sait cependant que jadis eut lieu au Grinselhof une vente publique qui dispersa entre les mains d’une foule de gens tout ce qui appartenait à M. de Vlierbecke. Comment se fait-il que ces portraits soient revenus à cette place qu’ils semblaient avoir abandonnée pour toujours ?

Le jeune homme se lève de table, toujours distrait ; il parcourt la salle à pas lents, s’arrête, contemple les portraits d’un regard attristé, reprend sa marche, couvre ses yeux de la main comme pour creuser plus avant sa pensée, et s’approche d’une cassette antique posée sur une encoigure. Il l’ouvre avec une apparente indifférence et en tire quelques modestes bijoux, une paire de boucles d’oreilles et un collier de corail rouge. Il considère longtemps ces objets avec un sourire doux, mais triste ; un long soupir s’échappe de sa poitrine, ses yeux se lèvent vers le ciel comme pour y porter une plainte, et sa main renferme soigneusement les bijoux dans la cassette.

Il quitte la salle, descend l’escalier et gagne la cour. Domestiques et servantes saluent sur son passage ; il répond par une muette inclination de tête et disparaît dans le plus sombre sentier du jardin. Il s’arrête au pied d’un châtaignier sauvage et croise les bras sur sa poitrine ; ses lèvres balbutient des paroles incompréhensibles, mais peu à peu sa voix devient distincte : — C’est ici que, pour la première fois, dit-il, l’aveu solennel est tombé de sa bouche virginale. Une pudique rougeur colorait son front ; confuse, elle baissait les yeux, et sa douce voix murmurait les ravissantes paroles de l’amour. Et moi, ému, troublé, le cœur inondé d’une indicible félicité, j’étais à côté d’elle, tremblant comme si l’immensité de mon bonheur m’eût fait peur ! O toi dont le feuillage a si souvent recueilli les sons de sa douce voix, toi, témoin des pures aspirations de nos cœurs, le printemps a rendu à ton front une jeune et verdoyante couronne, mais à tes pieds joies et bonheurs ne sont pas revenus. Les tristes gémissemens d’un cœur souffrant montent seuls vers loi ; tout est morne et triste aux alentours ; celle dont la présence enchantait ta solitude est loin d’ici ! Nous l’avons perdu, cet ange dont une