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qu’on a pour une personne ; l’inclination commence l’amitié et en fait le charme, l’estime seule l’achève et lui donne un fondement solide et durable. Voilà certes des pensées justes et vraies, de nobles sentimens. Mme de Sablé comptait, à ce qu’il paraît, sur leur effet propre, car elle ne s’est guère appliquée à les soutenir par l’expression[1].

Il en est à peu près de même des Maximes qui ont paru après sa mort. Elles n’étaient pas faites pour le public, mais pour elle-même et pour ses amis. Elles lui venaient la plupart du temps, ainsi que nous l’avons dit, selon les hasards de la conversation, qui amenait tel ou tel sujet, et de sa part donnait naissance à des réflexions honnêtes et judicieuses qu’ensuite elle écrivait à son aise, se contentant de les amener à une forme claire et polie. Aussi, parmi les quatre-vingt-une maximes imprimées, à peine s’il y en a huit ou dix qui soient un peu remarquables. Nous en pouvons citer quelques-unes :


« Être trop mécontent de soi est une faiblesse ; être trop content de soi est une sottise[2]. » — « Il n’y a que les âmes fortes qui sachent se dédire et abandonner un mauvais parti. » — « Il y a un certain empire dans la

  1. Manuscrits de Conrart, in-folio, t. XI, p. 175 : « DE L’AMITIE. — L’amitié est une espèce de vertu qui ne peut estre fondée que sur l’estime des personnes que l’on aime, c’est-à-dire sur les qualités de l’âme, comme la fidélité, la générosité et la discrétion, et sur les bonnes qualités de l’esprit. — Il faut aussi que l’amitié soit réciproque, parce que dans l’amitié l’on ne peut, comme dans l’amour, aimer sans estre aimé. — Les amitiés qui ne sont pas establies sur la vertu et qui ne regardent que l’intérest et le plaisir ne méritent point le nom d’amitié. Ce n’est pas que les bienfaits et les plaisirs que l’on reçoit réciproquement des amis ne soient des suittes et des effets de l’amitié ; mais ils n’en doivent jamais estre la cause. — L’on ne doit pas aussi donner le nom d’amitié aux inclinations naturelles, parce qu’elles ne dépendent point de notre volonté ni de notre choix, et, quoiqu’elles rendent nos amitiés plus agréables, elles n’en doivent pas estre le fondement. » — « L’union qui n’est fondée que sur les mêmes plaisirs et les mêmes occupations ne mérite pas le nom d’amitié, parce qu’elle ne vient ordinairement que d’un certain amour-propre qui fait que nous aimons tout ce qui nous est semblable, encore que nous soyons très imparfaits, ce qui ne peut arriver dans la vraie amitié, qui ne cherche que la raison et la vertu dans les amis. C’est dans cette sorte d’amitié où l’on trouve les bienfaits réciproques, les offices reçus et rendus, et une continuelle communication et participation du bien et du mal qui dure jusqu’à la mort sans pouvoir estre changée par aucun des accidens qui arrivent dans la vie, si ce n’est que l’on découvre dans la personne que l’on aime moins de vertu ou moins d’amitié, parce que, l’amitié estant fondée sur ces choses-là, le fondement manquant, l’on peut manquer d’amitié. — Celui qui aime plus son ami que la raison et la justice aimera plus en quelque autre occasion son plaisir ou son profit que son ami. — L’homme de bien ne désire jamais qu’on le défende injustement, car il ne veut point qu’on fasse pour lui ce qu’il ne voudroit pas faire lui-mesme. »
  2. Maximes de madame la marquise de Sablé et Pensées diverses de M. L. D. Paris, 1678, in-12. Il y en a une réimpression d’Amsterdam à la suite des Maximes de La Rochefoucauld en 1712. Voyez maximes VI, VII, XXVI, LVIII, LXI, LXXXI.