Je ne m’en défends pas, je n’aime pas La Rochefoucauld : je veux dire l’homme et le philosophe ; mais je mets très haut l’écrivain. Sans doute, comme on a pu le voir dans les passages analogues que nous avons cités de l’un et de l’autre, La Rochefoucauld pâlit devant Pascal ; mais Pascal, c’est un homme de génie, un grand esprit inspiré par un grand cœur et servi par un art consommé. Il a tour à tour la hauteur et le pathétique de Corneille, la plaisanterie profonde de Molière, la magnificence et la sublimité de Bossuet ; il occupe avec eux les sommets de l’art. Au-dessous de Pascal et de ces maîtres incomparables, La Rochefoucauld a encore une belle place ; son vrai rival, celui avec lequel il a des rapports de tout genre, c’est le cardinal de Retz. Peut-être la nature avait-elle plus fait pour Retz : elle lui avait donné autant d’esprit, plus d’imagination, de force, d’étendue. Retz a des momens admirables ; il démêle et expose avec une netteté supérieure les affaires les plus difficiles ; sa narration est pleine d’agrément ; il excelle dans les portraits, il y déploie les plus grandes qualités, et particulièrement une étonnante impartialité à l’égard même de ceux qui l’ont le plus combattu, Condé ou Molé, Mazarin seul excepté ; il est unique pour la profonde intelligence des partis et la peinture vivante de l’intérieur de chacun d’eux ; il a de la finesse, de la vigueur, de l’éclat, et par-dessus tout cela une parfaite simplicité, une aisance du plus haut ton. Une seule chose lui a manqué : le soin et l’étude. L’art n’a point achevé son génie : il est négligé, quelquefois même incorrect, et il se perd souvent dans des détails infinis. C’est que Retz voulait seulement[1] amuser Mme de Caumartin et se divertir lui-même dans sa retraite de Commercy, et que s’il regardait aussi le public et la postérité, c’était d’un regard détourné et lointain, tandis que La Rochefoucauld, après avoir commencé à écrire par occasion, par complaisance même, pour faire sa cour à Mademoiselle et à Mme de Sablé, peu à peu enhardi par ses succès de société, s’en proposa de plus grands, et songea à paraître devant le public. Là est le trait particulier de La Rochefoucauld, qui le distingue entièrement de Retz, de ces grands seigneurs et de ces grandes dames dont Mme de Sévigné et Saint-Simon sont les représentans les plus illustres, qui avaient tant d’esprit et écrivaient si bien sans en faire profession et sans penser à se faire imprimer, au moins de leur vivant. Grâce à sa liaison avec Segrais et avec Mme de La Fayette, qui elle-même était un auteur, La Rochefoucauld a su qu’il y a un art d’écrire, et il s’est exercé dans cet art. À peu près vers 1660, il est devenu un homme de lettres, bien entendu en mettant tout son soin à ne le pas paraître.
- ↑ Nous possédons à la Bibliothèque nationale le manuscrit autographe des Mémoires de Retz : il est écrit facilement et presque sans ratures.