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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/530

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l’erreur commune, elle a cru comme tout le monde que la richesse de ses voisins était incompatible avec la sienne, et elle a tenu à étouffer en Irlande la richesse qui donne la force. Son histoire est pleine des mesures violentes qu’elle a prises dans cette intention. Elle n’y avait que trop réussi. On avait voulu que l’Irlande fût pauvre, elle l’était. Or nous avons vu, soit en Angleterre, soit en Écosse, de quelle importance est pour l’agriculture le voisinage du développement industriel et commercial. Outre qu’il fournit des débouchés et des capitaux, il permet de contenir, par une nouvelle demande de travail, la multiplication illimitée de la population rurale; c’est par-là surtout que son absence a été fatale à l’Irlande. Comme il n’y avait d’autre emploi pour les bras, d’autre moyen de subsistance que la terre, c’est sur la terre que se portait la population tout entière, et, quoique l’île fut moins peuplée en tout que l’Angleterre, les campagnes l’étaient deux fois plus, parce que le travail industriel, qui occupe en Angleterre les deux tiers des bras, manquait absolument.

Cette multiplication de la population rurale était encouragée par les propriétaires, parce qu’elle accroissait la concurrence, avilissait les salaires et augmentait la rente du sol : calcul aussi faux que coupable, car la rente extorquée par ces moyens finissait par devenir illusoire; de leur côté, les cultivateurs excités à l’imprévoyance par leur indigence même, s’inquiétant peu du sort de leurs enfans, qui ne pouvait être ni meilleur ni pire, étaient devenus des prolétaires dans toute l’acception du vieux mot latin proletarii, qui exprime avec brutalité une des plus tristes conséquences de l’abjection humaine.

Le dirai-je ? Il y avait encore, pour cette propagation illimitée, deux causes mystérieuses qui tenaient toutes deux à la condition misérable du peuple. La première est je ne sais quelle loi physiologique qui veut, pour toutes les espèces vivantes, que les moyens de reproduction s’accroissent en proportion des chances de destruction. On peut observer l’action de cette loi chez les animaux, on peut aussi l’étudier dans les familles humaines qui habitent des climats insalubres : à mesure que les chances de mort deviennent plus nombreuses, le nombre des naissances s’élève; et soit parmi les animaux, soit parmi les hommes, les races les plus fortes, les mieux nourries sont celles qui pullulent le moins; indifférente pour les individus, la nature prend soin avant tout de conserver les espèces. La seconde cause était toute politique. L’Irlandais opprimé sentait instinctivement qu’il n’avait d’autre force que le nombre, et qu’il ne pouvait se défendre que par là. A tous les renouvellemens de la grande lutte, l’Angleterre avait procédé par de véritables exterminations, quelques années suffisaient pour remplir les vides. Comme une armée qui serre ses rangs troués par le canon, le peuple irlandais réparait rapidement les brèches faites dans son sein par les guerres et les