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dus ; la jeune fille de Beaumarchais avait pris en horreur sa magnifique maison du boulevard, qui nous a, dit-elle dans une lettre à son père, si souvent exposés aux insultes de la canaille, et elle avait déterminé sa mère à la quitter. Il était urgent, pour préserver cette maison de la dégradation et pour la défendre autant que possible contre la rapacité du fisc, que quelqu’un de la famille se résignât à l’habiter. C’est Julie Beaumarchais qui se dévoue, et qui, en sortant de prison, vient à soixante ans s’installer, toute seule avec une vieille servante, dans ce palais désert gardé par des agens de la république, et qui porte écrit sur ses murs : Propriété nationale.

Ceux qui ont lu dans son entier cette série d’études sur Beaumarchais ont gardé, je l’espère du moins, un agréable souvenir de Julie, et ils aimeront peut-être à revoir un instant ici cette figure spirituelle, joviale, courageuse, que n’ont pu altérer ni la vieillesse, ni les privations, ni les dangers. Un tableau de la vie intime et domestique de trois femmes jadis riches, aux prises avec les difficultés d’une époque affreuse, pourrait offrir sur cette époque des détails intéressans que l’histoire donne rarement. Nous empruntons quelques-uns de ces détails à la correspondance de Julie et de sa belle-sœur. Pendant que le chef de la famille, est proscrit, c’est Mme de Beaumarchais, personne d’un rare mérite, unissant à toutes les grâces de la femme l’énergie d’un caractère viril, qui porte tout le poids de la situation, et qui, tout en travaillant d’une part à arrêter la vente des immeubles de son mari, d’autre part à obtenir sa radiation de la fatale liste, est obligée de pourvoir à la subsistance commune avec ce qu’elle a pu sauver du naufrage. De son côté, Julie, qui garde la maison de son frère, tient sa belle-sœur au courant des attaques du fisc, et l’excite à la résistance avec ce ton animé et original qui la caractérise.


« Morbleu ! ma fille, lui écrit-elle après la terreur, fais-nous donc rendre promptement ce décret (le décret de radiation). Voilà les fruits, comme l’année dernière, mis en réquisition ; les cerises étant mûres, on va les cueillir et les vendre demain, et le reste à mesure, et puis fermer le jardin à tous profanes et gloutons. N’est-il pas doux d’occuper depuis six mois cette maison solitaire pour ne manger des fruits que les noyaux ? Encore les vendra-t-on avec le reste. C’est pour les oiseaux que j’en parle, car pour moi je n’ai jamais compté qu’au prix où se vendent les choses, il dût nous en rester beaucoup, même le jardin étant à nous. Cependant c’est dommage que l’agence y mette le nez cette année. Le jardinier de cette autorité est venu hier : on va mettre à l’enchère ces jours-ci, vois si tu veux y mettre pour ton compte, ou plutôt empêche ce brigandage par une démarche roide à l’agence ; et puisqu’on a suspendu l’inventaire, pourquoi ne veut-on pas laisser nos fruits également suspendus aux arbres ? D’honneur, je crois que nous ne sortirons jamais de cette coupelle… Quel temps !

« Voilà une livre de veau que l’on m’apporte pour 28 francs, encore c’est