Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/699

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’il fallait aller directement, attendu qu’il était déjà nanti de cette affaire. Nous y avons été, mais quand nous pensions qu’il pouvait conclure souverainement, on nous a dit que, la convention étant saisie, l’affaire ne devait se terminer que par un décret et non par un arrêté, que c’était une affaire de gouvernement, un cas tout particulier… De sorte que si mon cher Peters, au lieu d’avoir une mission, s’était enfui depuis le 31 mai par frayeur, on en fournirait la preuve, tout serait dit, et il profiterait du décret qui a été rendu et remet en possession de leurs biens ceux même qu’en avait mis hors la loi ; voilà de ces bizarreries qu’on a peine à supporter ! Nous pouvons vous répondre que notre courage ne se ralentira point, et que nous obtiendrons la victoire. »


En attendant qu’il plaise au gouvernement de faire cesser l’absurde injustice dont il est victime, Beaumarchais oublie sa situation personnelle pour s’occuper des affaires publiques. Je le vois écrivant de Hambourg de nombreux mémoires soit à divers personnages influens de cette époque, soit aux autorités dont il ignore quelquefois même le nom, pour transmettre un avis sur les questions générales qui excitent sa sollicitude. Parmi tous ces mémoires inédits, je n’en citerai qu’un qui me paraît très honorable pour l’homme qui l’a écrit. Il vient d’apprendre dans son exil la victoire remportée à Quiberon sur une expédition royaliste : il ignore encore l’affreux usage que Tallien va faire de cette victoire au mépris d’une capitulation ; mais il redoute un massacre, et, quoiqu’il ne jouisse d’aucune influence, sa conscience le pousse à écrire au comité de salut public le mémoire suivant, que je crois devoir reproduire en grande partie.


« De ma retraite, près de Hambourg, ce 5 août 1795.
AU COMITÉ DE SALUT PUBLIC.

« Citoyens dont le comité est composé en ce moment, souffrez encore une fois qu’un citoyen proscrit injustement de son pays, qu’il n’a pas cessé de servir, s’adresse à vous directement, non pour plaider ses intérêts, mais pour vous parler un moment de ceux qu’il croit être les vôtres, unis à ceux de la nation.

« Je m’en souviens : dans ma jeunesse, il naquit un premier enfant du dauphin, père de Louis XVI ; on me fit sortir du collège pour voir les réjouissances. La nuit, courant les illuminations, je fus frappé d’un transparent posé sur le haut d’une prison, avec ces mots très énergiques : Usque in tenebris ! Ils me saisirent si vivement, qu’il me semble les lire encore. La joie publique avait passé jusque dans l’horreur des cachots. Ce que le transparent disait (la naissance du fils d’un prince étant la joie de ce temps-là), moi je le dis aujourd’hui pour un sujet plus important ; la joie du superbe triomphe de nos soldats à Quiberon a passé dans mon cœur au fond d’un grenier d’Allemagne, où je gémis depuis deux ans, caché sous un nom inconnu, des injustices de toute espèce dont on m’abreuve en mon pays. Usque in tenebris est l’épigraphe de ma situation.