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fâché du tout. Vos pareils ne m’ont point chargé du soin de votre éducation. Peut-être êtes-vous jeune encore, et moi j’ai soixante-cinq ans : que peut-il y avoir de commun entre nous, sinon cette leçon qui vaut bien un fromage sans doute, comme a dit le bon La Fontaine ? Et moi je vous l’offre gratis, ce qui répond au mol satis par lequel finit votre épître : un peu de latin ne nuit pas, quand on n’écrit que pour briller.

Caron-Beaumarchais. »
« Citoyen français. »


On ne se douterait guère de quel travail l’auteur du Mariage de Figaro, assiégé par les huissiers, s’occupait à la veille de sa mort. On pourrait le donner à deviner en mille. Il rédigeait un mémoire au directoire sur l’assassinat des plénipotentiaires français commis par des hussards autrichiens, le 28 avril 1799, près de Rastadt, et dont la nouvelle, qui venait d’arriver par le télégraphe, excitait en France une explosion de surprise et d’horreur. Le mémoire de Beaumarchais commence ainsi :


BEAUMARCHAIS AU CITOYEN TREILHARD.
« Citoyen directeur,

« Dans le cours ordinaire des événemens politiques, je pense qu’il y aurait plus qu’indiscrétion de ma part à vous offrir mon sentiment, quel qu’il fût, dans la vue d’influer sur vos résolutions ; mais le crime inouï, l’atroce accident que nous apprend le télégraphe est d’une si haute importance, que je crois remplir le devoir d’un bon citoyen qui vous honore et qui vous aime en vous disant en peu de lignes ce que j’en pense. Le voici. »


L’auteur du mémoire expose ensuite l’attitude qui, suivant lui, convient à la France en présence de cet attentat : pas de précipitation dans les mesures de vengeance, une majesté imposante et calme. Et après avoir développé les motifs de son opinion, il continue en ces termes :


« Si j’avais l’honneur d’être un des cinq premiers magistrats de la république, j’opinerais pour que l’on ordonnât un deuil universel à l’occasion de la blessure à mort qu’on a portée à la nation dans la personne de ses plénipotentiaires à Rastadt ; faites une proclamation par laquelle vous identifierez la France à l’exécrable injure que ses trois délégués ont reçue en son nom

« Ou je connais mal mon pays, ou je crois qu’après une façon de procéder aussi auguste, la véritable levée en masse est ce que vous devez en attendre.

« Salut, respect et dévoûment,

Caron-Beaumarchais. »
« 15 floréal an vii (5 mai 1799). »


Treize jours après avoir écrit cette lettre, dans la matinée du 18 mai 1799, Beaumarchais, qui venait de passer une soirée très gaie au milieu de sa famille et avec quelques amis, fut trouvé mort dans son lit, frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante, à l’âge de soixante-sept ans et trois mois.