Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/731

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dix heures suspendu à une pointe de rochers, et ses cheveux en étaient devenus blancs. Sauvé par un compagnon, il lui donna sa carabine en jurant de n’y plus toucher ; mais à peine avait-il fait quelques pas sur la montagne, qu’un chamois montra sa tête derrière un buisson de roses des Alpes. Blaesi s’élança sur son arme en s’écriant : « Je suis toujours chasseur ! » et il se mit à poursuivre sa nouvelle proie sans songer davantage à son agonie de toute une nuit[1].

Et ne croyez pas que ce soit là un fait exceptionnel. Qui n’a lu la rencontre de M. de Saussure et de ce montagnard de Sixt, jeune, beau, marié depuis quelques jours seulement à une femme charmante qu’il adorait, et qu’il quittait dépendant pour chasser sur la montagne ? — Je sais le sort qui m’attend, disait-il au grand naturaliste genevois : tous les hommes de ma famille sont morts en faisant ce que je fais ; aussi ce sac que je porte, je l’appelle mon drap mortuaire ; mais quand on m’offrirait tout l’or de Genève, je ne pourrais renoncer à ce moyen de mourir !

Tels étaient précisément les Huser de l’Enge. La montagne avait toujours été leur véritable patrie ; ils avaient préféré à tout le reste la liberté sauvage des hauteurs et l’étrange gloire de cette guerre faite aux obstacles et aux fléaux. Plusieurs générations de chasseurs célèbres s’étaient succédé dans leur famille, et lui avaient ainsi légué une sorte de distinction, de noblesse. L’histoire du dernier Hauser résumant en partie celle de ses ancêtres et de beaucoup de ses compagnons, nous la donnons ici telle que les souvenirs populaires l’ont conservée, certain que dans son étrangeté même elle reflète fidèlement un aspect peu connu de la vie alpestre.


I

Il y a quelques années, le chalet des Hauser avait encore ses habitans. On se trouvait aux premiers jours de mars, et depuis le 28 octobre le soleil n’avait point brillé dans la vallée. Une terne lumière pénétrait à peine au fond de la gorge, et les montagnes qui lui faisaient face, depuis l’Iselten-Alpp jusqu’au Wetter-Horn, étaient enveloppées d’une neige éclatante que les sapins tachetaient de loin en loin. Or voici ce qui se passait dans la chaumière, qui n’était alors éclairée que par la lueur tremblante des ramées brûlant sur l’âtre.

Auprès de la fenêtre, dont les petites vitres étaient devenues opaques sous les cristaux de glace, une jeune fille se tenait debout, appuyée au mur. Elle avait les mains jointes, la tête baissée, et toute son attitude exprimait une tristesse méditative. À ses pieds se tenait

  1. Ces détails, que nous choisissons entre mille, sont confirmés par le curieux livre de M. de Tschudi, intitulé : La Vie animale dans les Alpes (das Thierleben der Alpenwelt).