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ni malice, et que la femme qu’on me donnera ne sera point à un homme sans cœur. Dieu me punisse si elle pleure jamais par ma faute ! Laissez donc Fréneli et moi être heureux, tante Trina, et nous vous remercierons à deux genoux, comme les papistes remercient leurs saintes. Voyez, votre petite-fille vous prie avec moi ; ne nous ôtez pas la force et le contentement de vivre.

Il avait pris la main de la jeune fille, et se tenait avec elle devant la grand’mère dans une attitude de supplication craintive. Celle-ci les garda un instant sous son regard, comme un couple de ramiers sous l’œil du vautour : mais enfin, secouant la tête : — Connais-tu la dot de Fréneli ? demanda-t-elle à Ulrich.

— Sa dot ? répéta le jeune homme, qui parut ne point comprendre ; je n’ai jamais pensé qu’elle dût en avoir, mère Trina. Que m’importe une dot ?

— Il m’importe, à moi, reprit la vieille femme, car cette dot n’est point un don qui enrichit, mais qui oblige. Elle est là, dans cette armoire qu’aucun de vous n’a jamais vu ouvrir et qui dans votre enfance vous faisait peur.

Et la vieille grand’mère alla au meuble vermoulu, enfonça dans la serrure une clé rouillée qui tourna avec effort ; et ouvrit brusquement les deux battans. La sombre profondeur de l’armoire laissa distinguer plusieurs crânes de chamois surmontés de cornes recourbées. Ces ossemens blanchis se détachaient dans l’ombre en silhouettes si bizarres, que Fréneli ne put retenir un léger cri. La grand’mère se retourna vers elle.

— As-tu donc si peu de cœur que cette vue t’épouvante, folle créature ? dit-elle durement

— Elle peut du moins surprendre, interrompit Ulrich. Qu’est-ce que ceci, mère Trina, et d’où peut venir à Fréneli une pareille dot ?

— Des pères de son père, répondit la vieille femme ; bien que tu ne sois pas un grand chasseur, Ulrich, tu peux reconnaître que chacune de ces dépouilles est celle d’un empereur des chamois.

— En effet, répliqua le jeune homme, qui savait que, d’après la tradition, ces hauts cornages appartenaient aux chamois assez vieux pour que leur descendance formât une sorte de tribu dont on les croyait chefs.

— Tu n’es pas non plus sans avoir appris combien il est difficile d’atteindre un pareil gibier, reprit mère Trina, et on t’aura dit, je suppose, que celui qui le rapportait n’avait au-dessus de lui, pour l’adresse, que l’archange Michel ou le Chasseur-Noir.

— On me l’a dit, répliqua Ulrich.

— Et bien ! reprit la grand’mère avec une certaine emphase, depuis plus de temps qu’il n’en faut pour faire croître un chêne,