Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/755

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par la blancheur de ce qui l’entourait, troublé par les détours auxquels les obstacles l’avaient forcé ; il ne pouvait plus retrouver sa direction. À tout prix, il fallait pourtant s’en assurer avant que la nuit vînt lui en ôter les moyens. Il s’arrêta de nouveau et s’efforça de se rendre compte de la position des cimes qu’il apercevait éclairées par les dernières lueurs du jour. Il avait déjà réussi à reconnaître les plus élevées, puis, de proche en proche, celles qui se trouvaient plus près de lui, lorsqu’une rumeur redoutable retentit tout à coup dans les profondeurs du glacier et sortit agrandie par toutes les fissures. Au même instant, Ulrich chancela : le glacier venait de trembler sous ses pieds. Bientôt une seconde secousse faillit lui faire perdre l’équilibre, puis d’autres succédèrent, plus rapprochées, plus égales, et se confondirent enfin dans un mouvement uniforme, mais sensible. On ne pouvait plus s’y tromper, le glacier était en marche et descendait vers la vallée.

Comprenant que le moindre retard était une question de vie ou de mort, le jeune homme rebroussa chemin en courant vers le piton le plus rapproché. Toutefois, sans être long, le trajet offrait d’inextricables difficultés. Outre les torrens qui se précipitaient des hauteurs, les ponts de neige durcie jetés çà et là sur les fissures s’abîmaient l’un après l’autre et laissaient béans mille gouffres au fond desquels clapotaient les eaux. Quant au mouvement du glacier, c’était celui d’un fleuve aux flots alourdis, dont le courant, plus fort vers le milieu, remontait en remous sur les flancs. Arrêté de loin en loin par une aspérité de son lit, il semblait bouillonner, ou, brusquement interrompu par une inégalité de niveau, il formait une cascade de glace qui se précipitait plus rapidement[1]. Ulrich, trébuchant à chaque pas sur ce sol agité, réussit pourtant à sortir du courant principal. Il était près d’atteindre les limites de ce fleuve solide ; il avait déjà franchi plusieurs ponts de neige sans les soupçonner et venait de reconnaître à sa moraine un des contreforts du glacier ; ranimé par cette vue, il rassembla tout son courage dans un dernier effort et s’élança. Tout à coup le sol fléchit ; il n’eut que le temps d’étendre les bras à droite et à gauche pour se retenir et resta ainsi enfoncé jusqu’à la ceinture dans l’arche de neige à demi écroulée. Il y eut un moment d’attente suprême. Il sentait ses pieds dans le vide, refroidis par le vent de l’abîme. Immobile et retenant jusqu’à son haleine, il resta quelques secondes dans la même attitude, s’efforçant de deviner la largeur de l’ouverture, puis il étendit lentement la main vers son

  1. Pour les dangers que l’on peut courir sur ces glaciers en mouvement, on peut voir le livre de M. Desor, Excursions dans les Glaciers, et pour leur marche, l’ouvrage déjà cité de M. de Tschudi, la Vie animale dans les Alpes, ainsi que les observations de M. Dolfus.