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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/910

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et les affirmations contraires diminuent le héros sans excuser sa tentative. Si Napoléon a élevé un édifice renversé par les tressaillemens de l’humanité vainement comprimée par le génie, si cet édifice est tombé sous la réaction, non des gouvernemens que l’empereur avait vaincus, mais des nationalités qui sont invincibles, il faut reconnaître que c’est de sang-froid et dans sa plus parfaite liberté qu’il a engagé un duel gigantesque contre la nature des choses. Il est assez grand pour supporter devant l’histoire toute la responsabilité d’une tentative devenue depuis sa chute l’enseignement des rois, et en particulier celui des princes de sa race.

Sitôt qu’il fut sorti des voies de la politique consulaire et revêtu du pouvoir souverain, Napoléon se considéra comme exerçant au dehors, au profit de l’idée dont il était le représentant, une mission qui, en échange de certaines réformes sociales, attribuait à la France une sorte de suzeraineté sur tous les peuples avec lesquels elle était en contact direct. En conquérant le monde au christianisme, Charlemagne avait restauré l’empire d’Occident. Napoléon estima possible de le relever pour la deuxième fois par la puissance des armes, combinée avec celle de l’égalité civile, dont il était l’éclatant symbole. Recommencer Charlemagne est devenu, dès que l’huile sainte a touché son front, la pierre d’achoppement de son génie et la perpétuelle tentation de sa pensée. Empereur des Français et roi d’Italie, médiateur de la confédération suisse, il va organiser une confédération rhénane, dont le but hautement avoué est de soumettre à la prépondérance française toute l’Allemagne, en annulant pour jamais l’Autriche écrasée à Austerlitz, et la Prusse, qui va l’être à Iéna. L’empereur n’ignore pas que l’Angleterre, inaccessible à ses coups, ne subira jamais cette organisation de l’Europe au profit d’une seule puissance, et que dès lors il se prépare une guerre éternelle ; il sait fort bien que si, à force de victoires, il amène l’Autriche et la Prusse à subir une aussi profonde déchéance, les traités passés sur de telles bases ne seront que des haltes d’un jour, et que la paix signée avec elles ne sera jamais qu’une trêve. Il connaît l’irritation des peuples alliés ou tributaires, condamnés, comme l’Espagne et la Hollande, à subir le contre-coup de tous nos échecs maritimes sans profiter d’aucune de nos victoires. Napoléon sait tout cela ; mais il tient que dans le monde la stratégie peut détrôner l’opinion, il a d’ailleurs une foi profonde dans son étoile et dans la puissance des idées auxquelles son épée fraie le chemin. Il croit qu’il lui suffira d’apporter à l’étranger quelques résultats partiels de la révolution française, l’égalité devant la loi, la centralisation du pouvoir, l’ordre, l’intelligence et la probité dans l’administration financière, pour amener les peuples à sacrifier sans regrets leur indépendance politique,