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La triste chance de la Russie, c’est de compter au nombre de ses élémens de succès les assauts que peuvent être conduits à tenter tous les partis extrêmes. Il y a quelque temps, un journal radical de la Suisse ne se faisait-il pas l’auxiliaire de la politique russe ? Existait-il quelque rapport entre cette influence et la tentative récente de quelques malheureux sur les côtes de l’Italie ? On ne saurait le dire ; dans tous les cas, ce serait à coup sûr le moyen le moins efficace de servir la cause italienne. Ce n’est point sans doute directement que s’établissent ces connivences ; mais l’incertitude de l’Europe semble créer une issue, une occasion favorable d’agir. Certes, s’il est un peuple qui ait des droits à se montrer ardent, prêt à la lutte, c’est le peuple polonais, qui a péri victime des mêmes moyens que la Russie a cherché à pratiquer à l’égard de l’empire ottoman, et contre lesquels l’Europe se lève aujourd’hui. L’émigration polonaise, obéissant à une bonne inspiration, a senti cependant qu’elle ne servirait point sa cause en se jetant au travers de la politique occidentale et des nécessités que lui imposait l’accord de toutes les puissances, qu’elle ne ferait au contraire que favoriser la politique du tsar. À plus forte raison, des pays comme l’Italie doivent-ils voir le piège de tentatives qui ne contribueraient nullement à combler leurs espérances, et qui n’auraient d’autre résultat que de compromettre leur cause dans de périlleuses solidarités.

Tous ceux qui se croient en droit, au moment où se pèsent les destinées de l’Europe, de jeter dans la balance le poids de leurs vœux irréfléchis ou de leurs turbulentes ambitions, tous ceux-là ont un exemple sous les yeux : c’est la Grèce. Il est évident que, si les puissances occidentales ne se sont point arrêtées devant la Russie, elles ne s’arrêteront pas devant ses auxiliaires, et ne laisseront pas leur politique flotter au souffle de toutes les passions. La Grèce a été vainement avertie de la situation extrême où elle se plaçait par ses connivences avec les insurgés de l’Épire. Elle n’a cessé de s’engager dans cette voie sans issue. Récemment encore, dans les bagages du général Tzavellas, l’un des chefs des insurgés, le commissaire turc en Épire, Fuad-Effendi, trouvait une correspondance qui mettait à nu la complicité des ministres du roi Othon. Qu’en résulte-t-il ? Les Grecs avaient rêvé la pâque célébrée à Sainte-Sophie en 1854 : ils ont aujourd’hui une division anglo-française au Pirée et à Athènes. L’Angleterre et la France ne vont point déclarer la guerre à la Grèce, qui vit sous leur protectorat ; elles ne vont pas enlever sa couronne au roi Othon : elles vont replacer le royaume hellénique dans la situation d’où il n’aurait dû jamais sortir. Si le roi Othon n’a fait que céder à un mouvement populaire dont il n’était pas le maître, on lui donnera le moyen de dominer ce mouvement ; s’il partage les entraînemens des hommes qui ont précipité la Grèce dans cette extrémité, et qu’il se refuse aux mesures réclamées par les puissances occidentales, il est infiniment probable qu’on les prendra pour lui, dans l’intérêt même du royaume hellénique, comme déjà nos vaisseaux ont pris l’initiative de la répression de la piraterie dans l’Archipel. Ainsi donc se présente au moment actuel, dans ses élémens complexes, avec ses perspectives diverses, cette question immense, la plus puissante qui se soit élevée dans l’Occident depuis un demi-siècle, et dont le péril n’est tempéré que par l’union de toutes les forces de l’Europe agissant ou prêtes à agir dans leur indépendance.