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tout en dehors, il y avait là le germe d’une idée qui pouvait fournir des développemens intéressans : la différence des caractères expliquant la différence des destinées. On comprend aisément que ce Félicien ne voie rien au-delà du bonheur d’être le mari d’une espiègle ou d’une ingénue qui lui fait la vie douce et lui arrange le nœud de sa cravate : c’est un imbécile, un être trivial et borné pour qui les joies de l’imagination et du cœur seront éternellement lettres closes ; mais vous voulez que nous acceptions Hermann comme un homme d’une intelligence élevée et d’une âme romanesque ; vous nous le montrez au début ayant savouré, auprès d’une femme spirituelle et passionnée, les délices d’un de ces amours dont le péril le plus évident est de frapper de monotonie et de fadeur tout ce qui ne leur ressemble pas, et lorsqu’une société de sots et de méchans s’avise de le condamner au même genre de bonheur que celui de Félicien Raimbaud, rien en lui, ni autour de lui ne proteste contre cette absurde manie de ne compter pour rien les contrastes d’organisations et de sentimens, et de soumettre au même niveau les natures les plus différentes ? Et parmi ces défenseurs si pointilleux du qu’en dira-t-on, ces austères gardiens de la morale mondaine et de l’honneur d’Hermann, il n’en est pas un qui se demande si sa liaison avec cette femme brillante qui lui a tout sacrifié ne le prépare pas bien mal à apprécier les douceurs du foyer domestique, les innocentes caresses de cette gracieuse enfant ? Voilà quel eut été le sujet réel dîle la pièce, si l’auteur en eut abordé le côté vrai au lieu du côté factice. Les combats intérieurs d’une âme chevaleresque et enthousiaste, ayant demandé à la vie d’autres émotions que celles du vulgaire, ayant rencontré, une femme capable de comprendre et de partager ses illusions et ses ivresses, et arrivant à ce moment critique où il faut choisir entre la poésie et la prose, la passion et le ménage, l’héroïne et l’ingénue : voilà un thème bien autrement large et fécond que de puérils accès de jalousie, provoqués par les impertinences d’un domestique, les déclarations d’un prince moldave ou les commérages d’un salon, — sans compter qu’un poète sincère, aussi ennemi des hypocrisies du rigorisme que des bravades du désordre, eût pu profiter de l’occasion pour remettre à leur rang et à leur place ces notions élémentaires du roman et du drame, qui, si l’on n’y prend garde, finiront par être, dans le bien comme dans le mal, également éloignées de la vérité.

Il semble, nous le répétons, que l’imagination de nos auteurs ait pris en haine l’in medio virtus d’Horace, ce juste-milieu dont on s’est moqué en politique, et qui avait pourtant bien son mérite. Du moment qu’il ne s’agit plus de réhabiliter une courtisane, de prêter au vice ou au crime un idéal de grandeur poétique, de convier les hommes supérieurs, comme dit M. Dumas fils, à se faire les régénérateurs des âmes souillées de boue, il n’y a plus de salut qu’à l’extrémité contraire. On a tant dépensé de miséricorde et d’indulgence pour les créatures avilies et dégradées, qu’il n’en reste plus pour ces faiblesses, fort répréhensibles sans doute, mais à qui certaines conditions de décence, de respect extérieur et de réparation légitime peuvent ramener plus tard le respect et le pardon. On passe brusquement, et sans gradation, des Marguerite Gautier ou des Diane de Lys à de jolies poupées d’une candeur enfantine, et peu s’en faut qu’on n’accuse de dépravation