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surtout incommode pour les autres gouvernemens. Deux grandes influences remplissaient et agitaient sa mobile imagination, celle du mysticisme, qui lui avait dicté en 1815 l’inconcevable et ridicule traité de la sainte-alliance auquel la complaisance de ses alliés n’avait pu sans doute souscrire qu’en souriant, comme on se prête parfois aux fantaisies d’un malade qu’il serait imprudent de contrarier, et celle du libéralisme, qui lui faisait rêver pour toutes les contrées de l’Europe l’établissement de chartes constitutionnelles. En ce moment même, il en accordait une à la Pologne et il recherchait sérieusement, dit-on, sur quelles bases il pourrait fonder celle de la Russie ; il favorisait de toute son influence le développement de celles qui régissaient déjà la France et les Pays-Bas ; il encourageait les princes secondaires de l’Allemagne, presque tous unis à lui par les liens du sang, à se jeter aussi dans des essais de cette nature qui effarouchaient tant soit peu la méticuleuse prudence de l’Autriche. Les prodigieux événemens qui, en renversant Napoléon, l’avaient élevé lui-même à un si haut degré de puissance avaient amené en lui un grand changement. L’espèce de timidité et d’incertitude qui, dans les premiers temps de son règne, paraissait un des traits distinctifs de son esprit avait fait place à une grande confiance en ses propres lumières. Le rôle qu’il avait joué pendant trois ans, la suprématie presque dictatoriale dont il s’était vu investi sur les destinées de l’Europe, les hommages enthousiastes, les flatteries, on pourrait presque dire l’adoration, qui lui avaient été prodigués, l’avaient laissé dans une sorte d’enivrement auquel des têtes plus fortes que la sienne auraient eu peine à résister. Il lui en était resté un besoin de mouvement et d’émotion qui s’accommodait mal des erremens ordinaires de la politique. Il se croyait appelé, par une sorte de mission divine, à la double et glorieuse tâche de maintenir l’ordre dans le monde et de frayer partout la voie aux changemens, aux améliorations exigés, comme on disait alors et comme il le répétait sans cesse, par le progrès des lumières. Dans ce travail continuel d’un esprit exalté, les conceptions les plus hardies, les plus téméraires, les plus contraires même aux droits établis, pouvaient par momens trouver faveur, pour peu qu’elles lui parussent en accord avec certaines notions vraies ou chimériques de justice absolue et de bien public. On comprend ce que de telles dispositions d’un prince aussi puissant avaient d’alarmant pour les gouvernemens étrangers. Dans l’intérieur de son empire, elles se manifestaient par des symptômes qui devaient effrayer les hommes prévoyans et sensés : plus d’un projet enfanté ainsi par des sentimens peu éclairés de patriotisme ou de philanthropie était devenu presque à son insu un moyen de tyrannie et d’oppression. L’immensité des forces militaires qu’il s’opiniâtrait à garder sur pied après le rétablissement de la paix, les