Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1212

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouve-t-elle toute désorientée par l’intérêt si subit que lui a inspiré cette maudite blouse, et elle a d’abord bien cherché à se faire accroire qu’elle eût très facilement triomphé de cet intérêt de surprise, si le malheur n’avait pas voulu que Josillon vint précisément glisser dans son cœur un levain de.jalousie, en émettant la supposition que Manuel pouvait aller en blonde à Saigret, et faire fermenter par-là un premier faux-semblant d’amour qui, sans cela, se fût affaissé de lui-même.

La pauvre fille a perdu sa gaieté. Au lieu des chansons qui s’exhalaient jusqu’ici de son cœur aussi naturellement que le vin jaillit du tonneau plein quand on ouvre le robinet, elle se surprend maintenant souvent à monologuer et à rêver toute seule, sans s’apercevoir même qu’alors elle ne travaille plus, et que ses mains croisées restent inertes sur sa besogne. Elle cherche à se rendre compte de ce qui se passe en elle, mais ses recherches sont vaines ; elle y perd son latin. Tantôt elle soutient avec elle-même de longues thèses au fond de sa pensée, pour se prouver qu’elle a eu jusqu’ici parfaitement raison de rester fille, et qu’elle serait bien sotte d’admettre aucun changement dans sa vie ; puis, un instant après, elle s’avoue humblement que, si elle est restée fille, cela pourrait bien tenir un peu, après tout, à ce que personne n’a encore osé lui faire la cour : — les plus riches qu’elle, parce que sans doute ils ne la trouvaient pas assez riche, — et les plus pauvres, parce qu’ils la croyaient trop satisfaite de son sort actuel pour en changer très facilement à leur profit. Et puis ce Manuel, à supposer que ce soit bien réellement lui qui court ainsi les vignes avec sa blouse sur la tête, ce dont elle prétend n’être pas encore bien sûre, ce Manuel, tout gros voiturier qu’il est, n’en a pas moins sauvé à peu près décidément la vie à Josillon, et la Fifine aime trop son père, cela se comprend, pour ne pas vouer une profonde reconnaissance à celui qui a eu la chance de le lui conserver.


IV. – D’UNE PIERRE DEUX COUPS.


I

Le mois de juin n’est plus aussi beau qu’a été le mois de mai ; tous les jours, c’est un nouvel orage qui fait tomber du ciel des torrens de pluie. Les gens du pays bas ne savent comment s’y prendre pour récolter leurs foins. Les vignerons, eux non plus, ne peuvent entrer dans leurs vignes. Il est deux heures de l’après-midi. On avait cru un moment à Salins que le temps se lèverait dans la journée, mais il n’en est rien ; aussi les gens fatigués d’être seuls au logis commencent-ils à venir faire la causette sous le péristyle de l’hôtel de ville, en se glissant le long des maisons, les mains cachées en arrière sous les poches de leurs vestes, ce qui dispense de parapluie, et en clignant de l’œil chaque fois qu’une goutte de pluie leur tombe sur la paupière. Tous les tuyaux de descente, des maisons dégorgent sur le pavé l’eau des toits avec une hâte furieuse. La rue commence à se changer en ruisseau. De petits brouillards, gonflés comme des éponges, se traînent lourdement sur les rochers de Belin. En y regardant du péristyle de l’hôtel de ville, on n’aperçoit bientôt plus dans l’air que de grandes cordes de pluie que le vent fait ondoyer comme des vagues.