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il apprit en 1838 la langue de Pouchkine, et traduisit plusieurs tableaux de la société russe empruntés à des conteurs, la Sylphide du prince Wladimir Odojefskii et Bela de Michel Lermontof. Mais c’étaient surtout les lettres françaises, prédilection très vive de sa jeunesse, qui se mariaient naturellement pour lui avec les lettres germaniques. Ce XVIIIe siècle allemand qu’il connaissait si bien, il ne le séparait pas du nôtre, et de là toute une source d’analogies imprévues ou d’expressifs contrastes. Tour à tour auditeur de Fichte, de Schleiermacher, de Steffens, de Hegel, et au fond kantiste très déclaré, non-seulement il aimait Diderot et Rousseau, dont l’influence fut si grande en Allemagne, mais il lisait Voltaire comme Goethe seul aurait pu le lire. L’esprit allemand ne perdait pas ses droits au milieu de ce large éclectisme ; passionné pour l’auteur de Candide, M. Varnbagen n’était pas moins dévoué à ce profond et bizarre penseur qui, sous le nom de philosophe inconnu, releva en France le mysticisme au lendemain de la mort de Voltaire et en face même de la révolution. Un spirituel critique indiquait dernièrement le moyen de rendre à Saint-Martin la place qui lui est due. Il faudrait pour cela laisser de côté le chef de secte et ne chercher en lui que l’écrivain et le moraliste. Saint-Martin deviendrait alors « une sorte de Joubert, mais un Joubert agrandi et obscurci, échangeant contre un Sinaï quelque peu allemand le jardin français de Savigny, dont M. de Chateaubriand nous a donné dans ses Mémoires une si délicieuse peinture. » L’ingénieux écrivain ne savait pas que ce travail avait déjà été fait chez nos voisins. Mme Rachel Varnhagen savourait avec délices les œuvres de Saint-Martin, et elle y associait un autre mystique, uni au philosophe inconnu par la parenté de l’intelligence et du cœur, ce pieux songeur de Silésie, Jean Scheffler, qui emprunta le nom d’un de ses maîtres, du célèbre franciscain espagnol Johannes ab Angelis, et publia ses éblouissantes poésies sous le pseudonyme d’Angélus Silesius. Angélus Silesius et Saint-Martin étaient les guides vénérés de Rachel et les intimes confidens de ses aspirations idéales ; elle aimait leur piété hardie, leurs mystérieux éclairs, et néanmoins, ingénieuse et primesautière comme elle était, que de fois il lui arrivait de discuter avec ses maîtres, de les réfuter ça et là en de vives paroles, ou de les commenter librement ! M. Varnhagen a eu l’heureuse idée de réunir tous les passages de Silesius ou de Saint-Martin, toutes les maximes profondes, tous les aphorismes de morale et d’expérience intérieure qui avaient provoqué les réflexions de Rachel, et il les a publiés avec les précieuses remarques de ce rare esprit. Ce petit livre est précisément le recueil de pensées du Joubert germanique. M. Varnhagen avait déjà traduit en allemand quelques écrits de Saint-Martin, entre autres la Lettre à un Ami sur la Révolution française ; ici c’est le