Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ardente, et lui infligeait un affreux martyre, qui a fini par le moissonner avant l’âge. La déplorable preuve des déchiremens intérieurs de cet étonnant génie, c’est son épopée de la Serbianka, œuvre vraiment puissante, mais où l’idéal populaire slave et l’idéal classique gréco-latin se heurtent visiblement, et où les expressions slavones se croisent encore de la manière la plus bizarre avec les expressions de la langue populaire. Ayant pour but l’histoire des hauts faits serbes sous Kara-George, l’apothéose des héros de la guerre de l’indépendance, cette épopée, conçue dans la forme des rapsodies populaires, fit sur tous les esprits cultivés de la Iugo-Slavie une impression profonde. Chacun admira la Serbianka, mais très peu de gens la lurent et moins encore la comprirent. On en devine bien à l’œil les proportions gigantesques; mais dans les détails l’obscurité du langage la rend insaisissable : elle est pour ainsi dire écrite en caractères hiéroglyphiques. Une traduction résumée et approximative de la Serbianka en langue vulgaire serait le meilleur enseignement à donner à ceux des poètes qui espèrent encore pouvoir concilier le rationalisme occidental et le slavisme, devenir des poètes nationaux sans cesser d’être des poètes cosmopolites. La Serbianka est une irrécusable preuve de l’incompatibilité qu’il y a entre la foi et le scepticisme, et entre les deux genres de poésie tout à fait contraires qui émanent de ces deux sources.

Milutinovitj est de la famille des génies exceptionnels qui savent créer des mondes et renouveler des sociétés. S’il était resté dans la foi et la vie traditionnelle, il serait devenu l’Homère de son siècle. « Il est advenu de lui, écrit un autre poète serbe, Subbotitj, avec une naïveté parfaite, ce qui arriva à ce villageois dont tous les médecins admiraient l’inimitable adresse à guérir les maladies d’yeux les plus incurables. Les docteurs, croyant cet homme destiné à réaliser de grands progrès dans la science oculistique, l’emmenèrent avec eux pour l’initier à tous les secrets de la médecine. Puis, quand il eut été agrégé à la savante faculté, et qu’il voulut recommencer ses merveilleuses opérations de la cataracte, cet homme n’était plus qu’un opérateur vulgaire, bien inférieur à ceux qui l’avaient autrefois admiré et proclamé inimitable. » On ne saurait, je crois, mieux formuler l’antagonisme inné entre la science empirique et la science traditionnelle, entre le génie occidental et le génie slave, entre la poésie cosmopolite et la poésie du gouslo.

C’est sans doute aux écoles de Berlin, de Paris, d’Angleterre, que le régénérateur de la littérature sorbe au commencement du siècle, Dosithée Obradovitj, est venu demander la clé de l’initiation européenne, mais cette œuvre d’initiation accomplie, l’antagonisme entre les littératures occidentales et la poésie slave devait reparaître.