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s’efforcent bien de le ranimer, mais leurs plus grands poètes n’ont pas encore su le comprendre. Ils ravivent sans doute avec un rare amour filial le culte des traditions de leur mère-patrie, mais ils s’arrêtent dans des traditions déjà corrompues : ils ne peuvent se résoudre à remonter jusqu’aux origines slaves, jusqu’aux véritables dziady de la Pologne, et dès lors ils ne font que tourner perpétuellement dans un cercle vicieux. Quant aux Bohèmes, sentant bien toute leur impuissance à ressusciter le gouslo, ils l’embaument pieusement comme une momie. Plus heureux, le peuple moscovite écoute encore avec passion sa gouslé, bien que les muses aristocratiques de Pétersbourg s’obstinent à la dédaigner. Elle n’est entre leurs mains moqueuses qu’une poupée dont elles se servent pour amuser les enfans et capter les gens du peuple. Seuls dans toute la Slavie, les poètes illyro-serbes ont pris le gouslo au sérieux. Tandis que les autres littératures slaves ont commencé par la fin, par le cosmopolitisme, pour revenir plus tard, d’un pied boiteux et déjà fatigué, à leurs origines et à la jeunesse de la poésie, la littérature illyro-serbe a eu seule le bon esprit de commencer par le commencement, de partir de l’esprit de race, et d’imiter les anciens Grecs, qui, tout en se développant, ne perdirent jamais de voie ce qui était leur gouslo à eux, — la poésie homérique.

De ce réveil de la poésie de race chez les Slaves, dont nous croyons avoir indiqué de suffisans témoignages, nous ne voulons tirer aujourd’hui qu’une seule conclusion : c’est qu’une littérature classique et vivante émanée des gouslars, qui se constituerait chez un peuple puissant aux limites de l’Europe et de l’Asie, et qui se développerait largement, investie de respect au dedans, forte par la propagande au dehors, deviendrait le véhicule à la fois le plus doux et le plus puissant d’un progrès pacifique chez les peuples enfans de tout l’Orient. Il suffit en effet du rapprochement le plus superficiel pour montrer quelle singulière ressemblance ont les piesnas des gouslars avec les poésies persiques, indiennes, tatares, et même avec les poèmes des mandarins de la Chine; seulement les piesnas slaves ont un souffle d’héroïsme et d’abnégation chrétienne qui manque aux poésies asiatiques; sous ce rapport donc, elles sont le point de passage entre les vieilles littératures panthéistes de l’Orient et les littératures chrétiennes modernes. Le gouslo ne saurait exercer qu’une influence très secondaire sur les sociétés occidentales; mais il peut servir, nous le répétons, d’auxiliaire parmi les populations de l’Orient à l’esprit de sage réforme, qui seul assurera leur émancipation. Telle est la tâche que doivent se proposer aujourd’hui les littératures slaves en s’inspirant du gouslo, et si elles savent la remplir, elles auront bien mérité de l’Europe comme de l’Orient.


CYPRIEN ROBERT.