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l’importance à ces insinuations, c’est l’assurance du ministre russe qu’il était autorisé par son gouvernement à faire à son collègue de telles ouvertures; mais le piège tendu au gouvernement français était trop évident. On voulait l’attirer dans quelque démarche hasardeuse; on provoquait de sa part des avances, et on l’attendait au premier faux pas pour se retourner sans doute vers l’Angleterre et l’entraîner en lui apportant la preuve d’une défection française. Cette manœuvre fut accueillie avec la froide réserve et le dédain qu’elle méritait.

Si l’on veut bien embrasser la série des actes par lesquels la politique russe est arrivée au complet avortement de ses plans diplomatiques dans sa dernière entreprise contre la Turquie, on sera forcé d’avouer qu’elle a commis des fautes nombreuses, et que c’est à elle que doit remonter la responsabilité de la situation redoutable où nous entrons. Quand les affaires arrivent au point où le raisonnement et la discussion ne peuvent plus en être maîtres, les récriminations deviennent inutiles; il faut voir les choses telles qu’elles sont. Écartons donc les vides conventions de langage qui ne servent qu’à nourrir de puériles illusions. Il y a des prétentions qu’un grand gouvernement ne peut émettre qu’à la condition de les faire prévaloir, sous peine de perdre son crédit, sa puissance, de se suicider. Telles sont les prétentions émises par la Russie vis-à-vis de la Turquie sur le protectorat des Grecs. Avec les desseins connus de la Russie et confiés par elle à l’Angleterre, l’Angleterre et la France ne pouvaient pas permettre le succès des prétentions russes; si elles les avaient laissé triompher, il n’y aurait eu bientôt qu’une seule puissance sur le continent européen, la Russie : ces prétentions ont donc échoué diplomatiquement. Mais c’est sur les deux points les plus sensibles de son existence politique et religieuse que cet échec frappait la Russie; elle ne pouvait pas rester battue diplomatiquement sur une question turque et sur une question de religion grecque sans abdiquer son passé et son avenir, sans renoncer à sa prépondérance européenne, sans cesser d’être elle-même. Arrivée à cette extrémité, elle n’avait d’autre recours que la guerre. Ce sont là de ces situations tragiques de l’histoire où l’on ne se laisse acculer sans doute que par des fautes, mais où l’involontaire s’empare des affaires humaines. C’est donc un terrible duel que celui qui commence à cette heure : d’un côté est la liberté de l’Europe armée de toutes les ressources de la civilisation, de l’autre l’ambition russe armée de son génie religieux, de son unité et de la force aveugle de ses masses, — cette ambition russe qui nous paraît d’autant plus redoutable qu’elle nous est moins connue.

C’est en effet un des aspects les plus effrayans de la Russie que cette ombre où elle dérobe à l’Europe les passions, les tendances et les desseins de son génie national. Nous pouvons jusqu’à un certain