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du matin que chantent les vestales est tout à fait dans le style de Gluck, ainsi que l’air de la grande prêtresse, — L’amour est un monstre barbare, morceau vigoureux qui rappelle l’air de la haine dans l’Armide du grand réformateur du drame lyrique. Mais ce qui est profondément touchant, c’est la scène où Julia, restée seule sur le théâtre, se débat entre l’amour qu’elle éprouve pour Licinius et ses devoirs comme vestale. Quelle passion dans l’air admirable : Licinius, je vais donc te revoir! dont les cris douloureux se prolongent jusqu’à la marche triomphale qui annonce l’arrivée de Licinius ! Non, cela ne vieillira pas, tant qu’il y aura sur la terre une âme pour comprendre et pour exprimer de tels sentimens.

Le second acte tout entier est un chef-d’œuvre dans un autre chef-d’œuvre. Nous ne ferons que rappeler le premier air de Julia, si pathétique et si plein de mouvemens contraires, celui plus admirable encore en ut mineur, Impitoyables dieux, — avec un accompagnement ostinato qui en concentre la flamme et en double l’effet; l’air de Licinius : Les dieux prendront pitié du sort qui nous accable, — si touchant et si vrai; le duo fameux, — Sur cet autel sacré; — le trio entre Licinius, Cinna et Julia, avec le chœur qui vient s’enchevêtrer à la conclusion, et le finale enfin, morceau capital dans l’histoire de la musique dramatique, et qui a servi de modèle à tous les compositeurs qui sont venus depuis Spontini. Après la prière si touchante de Julia, O des infortunés ! le grand prêtre attaque cette mélopée vigoureuse, De ces lieux, prêtresse adultère, qui prépare la stretta en mi majeur, où tout le monde a reconnu le premier germe du finale du Barbier de Séville. Sans tomber dans les puérilités que nous reprochons à la critique allemande, il faut reconnaître que Rossini a été si vivement préoccupé de ce magnifique finale de la Vestale, qu’il en a retenu jusqu’à cette pulsation des seconds violons, que les premiers violons reproduisent quatre mesures après le commencement de la stretta à trois temps !

Le dernier acte, pour être moins important que les deux autres, n’en renferme pas moins encore de grandes beautés : d’abord l’air de Licinius, indigné des préparatifs de mort qu’il aperçoit dans le champ d’exécration où se passe la scène; l’air de Cinna, plein de chaleur et plus développé que le précédent; l’admirable duo entre Licinius et le grand prêtre, où les caractères de ces deux hommes si diversement émus sont dessinés avec autant d’énergie que de vérité, sans que la phrase mélodique cesse jamais d’être facile et naturelle; le chœur des jeunes filles qui accompagnent la victime; l’air divin, dans lequel Julia exprime la constance de son amour, Toi, que je laisse sur la terre; — le finale en mineur et le chœur d’allégresse en si bémol dont Rossini s’est également souvenu dans Moïse.

On voit par cette courte analyse que la Vestale justifie l’admiration qu’elle a excitée en Europe pendant trente ans, et pourtant la reprise de cet opéra vient d’avoir lieu devant un public presque indifférent. A quelle cause faut-il attribuer ce triste résultat ? A l’exécution d’abord ; ni l’orchestre, ni les chœurs, ni aucun des artistes qui y ont pris part n’ont compris cette musique simple et passionnée, d’où les points d’orgue, les exclamations ambitieuses et les artifices de vocalisation sont complètement bannis. Mlle Cruvelli dans le rôle de Julia, qui a été créé dans l’origine avec un si grand éclat par Mme Branchu, a justifié toutes nos prévisions. Eût-elle la sensibilité que la nature lui