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malheurs passés, l’espoir du réveil futur de leur nationalité. Cette illusion, que traduit si bien la prophétie attribuée à saint Grégoire l’Illuminateur, annonçant l’arrivée des Franks comme des libérateurs, cette illusion, qui est très ancienne, ravivée à l’époque des croisades, a trouvé à leurs yeux une sorte de réalisation lorsque la Russie les a affranchis du joug de la Perse, et qu’un oukase adressé au sénat dirigeant de Saint-Pétersbourg[1] a décidé qu’en leur honneur le nom de province d’Arménie, armienskaïa oblast, serait donné aux khanats d’Érivan et de Nakhitchévan.

Leur caractère est un ensemble de qualités plus solides que brillantes; ils n’ont en partage ni la verve d’imagination ni l’esprit aventureux des Grecs, ni l’ardeur qui appelle les périls de la guerre. Les instincts pacifiques prédominent en eux; ils s’accommodent volontiers de toutes les formes de gouvernement, et se montrent sujets fidèles; ils ne demandent que la liberté de faire leurs affaires. Ce n’est pas que le courage militaire leur manque tout à fait, comme on le croit communément; l’histoire a enregistré les noms d’une foule d’entre eux qui s’illustrèrent en combattant pour leur pays ou en mettant leur épée au service des empereurs de Byzance. La Russie, une fois maîtresse de l’Arménie, s’est empressée d’en appeler les populations sous les armes et de les organiser en milices chargées de la défense de leur propre territoire. En 1828, dans la campagne contre la Turquie, elle avait à sa solde un corps de ces milices. Les descendans des plus illustres familles arméniennes, que recommandaient leurs talens militaires, ont pris rang à la tête de ses armées, et lui ont rendu de grands services dans les guerres qu’elle a soutenues en Europe et en Asie, surtout depuis Catherine II. Plusieurs d’entre eux se sont distingués ou ont trouvé la mort sur les champs de bataille où ont paru les troupes russes dans les premières années du siècle. Pour ne parler ici que de nos contemporains immédiats, je rappellerai le nom du général Madathof, que j’ai déjà cité, celui du prince Argoutinsky-Dolgorouky, aujourd’hui commandant de la province du Daghestan, connu par les bulletins de la guerre contre les montagnards du Caucase, ceux des généraux Béboutof, Orbélian, Bagration-Mouschransky, qui ont figuré dans les combats livrés en décembre dernier contre les Turks, dans la province d’Akhaltzikhe.

Pour être impartial dans cette appréciation du caractère arménien, je dois noter un vice qui le dépare singulièrement. C’est cet esprit de jalousie et de discorde qui divise la nation, et qui, après avoir été une des causes les plus actives de sa ruine et de sa dispersion, se reproduit, maintenant qu’elle n’a plus d’existence politique,

  1. Oukase en date du 21 mars (2 avril) 1828 dans la collection des Actes et Documens relatifs à l’histoire de la nation arménienne, t. Ier, p. 278.