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dans ses états, le schah, après leur avoir assigné pour demeure le voisinage d’Ispahan, sa capitale, se montra plein de bienveillance pour eux et leur accorda les plus grands privilèges. Abbas II (1642-1666) investit le fils de Manoug des fonctions de directeur des monnaies et le fit son ministre des finances. Plus tard, le fameux Nadir-Schah (Thamasp-kouli-khan) le nomma kelonther, c’est-à-dire préfet et juge suprême de Djoulfa, le faubourg arménien d’Ispahan. Lazar laissa comme souvenir de son administration deux magnifiques caravansérails, à l’érection desquels il consacra sur ses deniers personnels une somme de 100,000 écus, et où ceux de ses compatriotes que le commerce attirait en Perse trouvaient l’hospitalité. Les révolutions qui suivirent la mort du conquérant persan forcèrent Lazar à quitter Djoulfa; il passa en Russie, attiré par l’accueil empressé que, depuis Alexis Mikhaïlovitch, les tsars faisaient aux Arméniens, et par la protection et la sécurité qu’ils leur offraient dans leurs états. La Russie les voyait alors accourir de tous côtés; Lazar et son fils Jean s’y signalèrent par la création de vastes fabriques de soie et de coton, aux environs de Moscou, par l’exécution de plusieurs opérations importantes de finance pour le compte du gouvernement, et en prenant une part active à la fondation des villes de Kizlar, Mozdok, Grigoriapol et de la Nouvelle-Nakhitchévan. A leur voix, des colonies arméniennes vinrent livrer à la culture les provinces du nord de la Mer-Noire, alors désertes et entrecoupées de marécages, et où croissent aujourd’hui de riches moissons.

Jean mourut en 1813, laissant une immense fortune et après avoir été comblé des faveurs de Catherine II, Paul Ier et Alexandre[1]. Sa dernière pensée fut un bienfait pour ses compatriotes et un nouveau service rendu au pays qui l’avait adopté. Par son testament, il consacra une partie de cette fortune à la création d’une maison où les Arméniens de Russie recevraient une éducation en harmonie avec les besoins et les progrès de la société où ils étaient appelés à prendre place, et qui ouvrait toutes ses carrières à leur activité. La suprême volonté de Jean, dont l’exécution avait été confiée à Joachim, son frère et son héritier, fut remplie avec une libéralité qui outrepassait même les intentions du donateur. Joachim porta le capital de fondation à

  1. Le château impérial de Robscha, aux environs de Saint-Pétersbourg, avait appartenu d’abord à Jean de Lazaref ; il le céda à Paul Ier, qui avait fantaisie de cette magnifique résidence, jour 500,000 roubles, le quart environ de sa valeur réelle. Le comte d’Artois, depuis Charles X, s’y arrêta pendant plusieurs jours avec sa suite, lorsqu’au printemps de 1794 il passa de Miltau à Saint-Pétersbourg, et il y fut reçu par Jean d’une manière splendide. Castéra, dans son Histoire de Catherine II (t. III, p. 135), a raconté cette réception avec les circonstances les plus ridicules; il dit, entre autres choses, que Lazaref fit souper le comte d’Artois et sa suite avec des Français dont quelques-uns étaient de zélés républicains.