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voudrions conçu dans des proportions plus larges, plus élevées. Il y a dans le Gendre de M. Poirier une scène très gaie où Gaston traite, en riant, son beau-père de « Machiavel » et de « Sixte-Quint. » Ce sont là de bien grands noms, à coup sûr, pour un boutiquier ambitieux; pourtant, s’ils paraissaient moins dérisoires, s’il y avait chez poirier, au lieu d’un dada puéril, un peu de ce sérieux et de ce calcul que comportent sa position et son siècle, l’effet erait plus juste et plus complet. A part la lecture du code civil, du Bulletin des Lois et de quelques journaux de l’opposition. Poirier n’est que le petit-fils de M. Jourdain, l’arrière-neveu de Mme Abraham, de même que Gaston, à part le costume, n’est que le descendant direct des Acaste, des Dorante et des doncade. Est-ce assez en conscience après soixante ans de révolutions, et lorsqu’on a eu l’intention louable de marquer au millésime de 1846 une des conceptions du maître immortel ?

MM. Augier et Sandeau se sont contentés de prendre les deux caractères tels que les leur présentait la tradition comique, et de les mettre aux prises avec les idées et les mœurs de notre siècle : il eût mieux valu, selon nous, accepter le changement tout entier, transformer les caractères en déplaçant les situations, et chercher dans ce contraste l’élément d’une comédie à laquelle la modestie des auteurs n’aurait peut-être pas osé donner son vrai titre, mais qui aurait eu réellement le droit de s’appeler la Revanche de George Dandin. Maintenant leur succès aurait-il été aussi grand ? ne se seraient-ils pas privés de sources d’émotion et de gaieté qui manquent rarement leur effet ? Et après tout ne vaudrait-il pas mieux s’abandonner, sans tant de restrictions et de chicanes, aux agrémens d’un ouvrage qui a le plus précieux de tous les dons, celui de charmer et de plaire ? On peut. Dieu merci, rétablir quelques nuances, exprimer quelques regrets, sans contester ni amoindrir les qualités aimables ou exquises qui éclatent, à tous momens, dans le Gendre de M. Poirier. Jamais M. Sandeau n’avait déployé plus d’élégance, de délicatesse et de grâce; jamais M. Augier n’avait été plus gai, plus vif et plus entraînant. Un éminent critique, à propos d’une pièce moins heureuse, quoique remplie de mérite, avait récemment exprimé la crainte que ces deux esprits, de trempe et de famille si différentes, ne se fissent tort l’un à l’autre en s’associant. Cette crainte n’a pas été réalisée par cette nouvelle épreuve. On sent, au contraire, qu’une main fine a passé sur ce sel gaulois pour en émousser les aspérités trop rudes et en faire du sel attique, et qu’en même temps une verve jeune, expansive et facile a réchauffé et ragaillardi la muse délicate de Marianna et de Madeleine. Les deux poètes, on le devine à chaque scène, ont surtout voulu être impartiaux et pour ainsi dire impersonnels. Ils ont renouvelé, mais avec un tout autre succès, pour le débat à peu près terminé entre la bourgeoisie et la noblesse, ce que M. Ponsard, dans Charlotte Corday, avait essayé pour la lutte, alors ravivée, entre la Montagne et la Gironde, entre la république et la royauté. Peut-être cette impartialité, à laquelle on doit applaudir, n’est-elle pas la vraie cause d’une si éclatante réussite. Peut-être les spectateurs ont-ils été si unanimes à se déclarer satisfaits, non pas parce que les auteurs ont tenu la balance égale et sagement résumé la discussion, mais plutôt parce qu’ils ont empêché d’y