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magnificences. « Voir Naples et puis mourir, » dit le proverbe; «voir Naples et puis mieux vivre, » se dit l’auteur de Tancredi, qui, peu de temps après, par une splendide matinée du mois de mai 1815, débarquait sur le quai de Santa-Lucia, et se faisait indiquer la demeure de l’illustrissime seigneur Barbaja, directeur du théâtre royal de San-Carlo..


II. — L’IMPRESARIO BARBAJA, LA SIGNORA COLBRAND ET L’ABBE TOTOLA. — PAISIELLO ET ROSSINI. — LE BARBIER.

C’était un personnage souverain, une sorte de magnifique potentat que le signor Domenico Barbaja, impresaino de l’une des plus vastes scènes dramatiques du monde. Parti des degrés les plus infimes de l’échelle sociale, tour à tour garçon de café à Milan, maquignon, munitionnaire, entremetteur, espion, puis enfin entrepreneur des jeux et de l’opéra de Naples, où il régnait en despote absolu, cet homme, à force d’industrie, d’aplomb, d’impertinente suffisance, et, disons-le aussi, d’habileté, s’était élevé à tout ce que l’opulence peut donner de considération, de crédit et d’honneurs. Barbaja comptait à cette époque de quarante à quarante-cinq ans. Qu’on se représente sir John Falstaff traduit en italien. C’était une de ces figures épaisses et ventrues qui semblent créées pour servir aux ébattemens de la caricature : deux petits yeux noirs tout pétillans de luxure sous l’épais accent circonflexe dont leurs sourcils crépus les ombrageaient, un nez gras et rubicond, des oreilles à faire envie au roi Midas, un cou de taureau ou de lazzarone, des mains et des pieds à l’avenant, et sur cet abdomen copieux des chaînes de montre à breloques retentissantes, à ces mains de claqueur tous les rubis, toutes les émeraudes et tous les diamans de la devanture d’un joaillier de la couronne, à ces oreilles des anneaux de l’or le plus fin[1]. Quant à son éducation, elle avait été fort négligée, les mauvaises langues prétendaient même qu’il ne savait ni lire ni écrire, ce qui ne l’empêchait pas d’être en affaires un roué compagnon, et de jouer sous jambe les mieux entendus : caractère plein de contradictions, tantôt parcimonieux jusqu’à la vilenie, tantôt prodigue et semant l’or, passant en un clin d’œil de l’emportement à la câlinerie, ours mal léché sachant faire patte de velours, mais avant tout gonflé de morgue et

  1. Je ne saurais penser aux boucles d’oreilles du signor Barbaja sans me rappeler qu’il y a quelques années je vis à Vienne un des plus grands seigneurs de l’empire affublé du même ornement. Je renonce à décrire l’effet inouï que produisit sur moi, aux oreilles d’un personnage de cette qualité, d’un homme renommé partout en Europe pour ses bonnes fortunes, la vue de ce signe hétéroclite. J’avoue que l’énigme du sphinx antique ne m’aurait pas laissé plus confondu. Il est vrai que sous plus d’un rapport l’homme dont je parle avait du sphinx.