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larmes. Voyez-vous là-bas, au-dessus des genévriers, ce hêtre gigantesque qui élève au bord du ruisseau sa cime majestueuse ? Cet arbre a entendu ma première parole d’amour... Sous son ombre, une tremblante jeune fille reçut mon timide aveu. Tout me connaît ici : l’herbe, la bruyère, le ruisseau, les arbres; tout me salue dans un langage émouvant. Allons, mettons pied à terre : je veux voir si l’écorce du hêtre a gardé la marque qu’y a gravée notre amour!...

Ils menèrent pendant quelque temps leurs chevaux par la bride, jusqu’à ce que, ne pouvant avancer plus loin avec leurs montures, ils les attachèrent à deux arbres et sautèrent au-delà du ruisseau. Arrivé devant le hêtre, le colonel joignit les mains, courba la tête, et contempla le signe gravé qui rayonnait à ses yeux comme un salut de Barbe.

Soudain, comme si une mystérieuse secousse l’eût frappé, il tressaillit et prêta l’oreille à un bruit lointain. Le lieutenant, effrayé du brusque mouvement du colonel, mit involontairement la main au côté habitué à porter l’épée; mais un signe impératif lui ordonna le plus profond silence.

Au-delà des aunes qui s’étendaient au bord du ruisseau retentissaient des sons doux et argentins, et bientôt l’on entendit distinctement une voix, qu’on eût dit une voix d’enfant, chanter :

Rikke-titke-tak
Rikke-tikke-tou!
Forgerons,
En cadence.
Forgerons, frappons !
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou !

Le colonel demeura toujours immobile, bien que la voix lointaine se tût. Il attendait vraisemblablement un second couplet. N’entendant rien, il chanta lui-même avec une douceur singulière :

Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Façonnons
Le fer rouge
En bons forgerons.
Et qu’aucun ne bouge
Avant l’œuvre à bout!
Rikke-tiike-tou !

Rien ne répondit à sa voix : la haie d’aunes demeura muette. Il courut au lieutenant, l’entraîna par la main, et lui dit d’une voix altérée : — Venez, venez, mon ami ! Je suis tout tremblant, je ressens une mortelle émotion. C’est Barbe que vous venez d’entendre, c’est