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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/574

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— Mon père, cela peut être vrai; mais Adolphe n’est pas un enfant de la bruyère. Comprendrait-il ce que dit le cri mélancolique du grillon ? Les noirs sapins ont-ils abrité sous leur ombre les jeux de son enfance ? La bruyère, vaste comme une mer, et le ciel qui la couvre de son immense coupole d’azur, ne lui sembleraient-ils pas monotones, à lui fils d’un pays de montagnes ? Oh! oui, avouez-le, mon père; entre moi et ma bruyère, il serait un étranger qui ne pourrait comprendre notre langage.

Les paroles de Monique déplurent à son père; son visage prit une expression de tristesse, et, se tournant tout à fait vers sa fille, il dit d’une voix pénétrée : — Monique, mon enfant, les prières de ton père n’ont donc pas le moindre pouvoir sur ton âme ? Pendant des années, je t’ai suppliée en faveur d’Adolphe : j’ai fait valoir sa beauté, son courage, sa glorieuse conduite, pour éveiller dans ton cœur un sentiment de tendresse; j’ai dit qu’il avait sauvé ton père à Dresde au prix de son sang, — et je demandais, comme récompense pour lui et pour moi, que tu consentisses à l’attacher à notre famille par des liens solennels. Tu as refusé et tu refuses encore. Pourquoi ? pour demeurer tout entière en proie à ces rêveries qui te font mourir! Parce que tu ne l’aimes pas ? Mais il ne te demande pas d’amour.

Monique regarda son père avec surprise et répéta : — Il ne me demande pas d’amour! Que veut-il donc de moi ?

Le colonel reprit avec une énergie croissante : — Tu me forces enfin, Monique, à te dire une chose qui ne devait jamais s’échapper de ma bouche. Écoute donc, et admire l’homme que tu dédaignes. Monique, depuis plusieurs années, tu marches à grands pas vers le tombeau; jamais mes yeux ne s’arrêtent sur toi, ma chère et unique enfant, sans voir la mort à ton côté. La certitude que je dois te perdre déchire mon cœur depuis bien longtemps; cette épée suspendue sur ma tête abrège aussi ma vie, et je souffre d’inexprimables douleurs. J’ai laissé lire Adolphe dans mon âme inquiète; je lui ai dit qu’il ne restait qu’un seul moyen de te délivrer de tes mystérieuses et fatales rêveries, et de t’arracher à une mort infaillible. Moi-même, moi ton père, je l’ai supplié de te témoigner de l’amour et de demander ta main; lui, qui avait sauvé le père, voulut aussi sauver l’enfant. Il avait d’autres engagemens : fortune, honneurs, beauté, sa fiancée possédait tout, et cependant, cédant à ses instincts généreux, se sacrifiant lui-même, il brisa ces liens pour nous assurer à toi et à moi un inestimable bienfait. Lui, le beau jeune homme, à qui tout souriait en ce monde, il résolut d’associer sa vie à celle d’une jeune fille malade et insensible envers lui; il renonça à l’espoir d’habiter un jour avec sa vieille mère les montagnes qui l’ont vu