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dirons-nous de notre côté, que les ordres dorique et ionique sont d’invention hébraïque, ou du moins ont passé par la Judée avant d’arriver à la Grèce ? Personne, nous avons le regret d’être contraint de le dire, personne, si ce n’est M. de Saulcy s’appuyant sur une autorité toute récente, celle de M. Prisse d’Avesnes, qu’il cite un peu trop longuement. M. Prisse d’Avesnes est l’auteur d’une histoire inédite de l’art chez les anciens Égyptiens, où il fait voir que les Grecs, aussi bien que les Hébreux, ont reçu leur architecture de l’Egypte, en vertu de « certaines transmissions des idées et des styles des peuples majeurs à tous les peuples en travail de civilisation, » d’où il suivrait inévitablement que l’architecture grecque est la sœur cadette de l’architecture hébraïque. Appliquez maintenant cette théorie au tombeau des rois, et vous reconnaîtrez que les patères et triglyphes qui en ornent l’entrée, en dépit de leur caractère hellénique, émanent des architectes de Salomon.

On ne peut qu’applaudir au louable dessein de M. Prisse ; mais prétendre que l’Egypte a procréé l’art architectural non-seulement chez les Phéniciens, les Hébreux, les Assyriens, mais encore chez les Grecs, c’est s’exposer à être vivement et sérieusement combattu. Et d’abord les monumens phéniciens et hébraïques qui pourraient servir de point de comparaison et fournir témoignage sont restés complètement inconnus jusqu’à ce jour. Secondement, il n’est pas permis d’oublier que les relations entre l’Egypte et la Grèce ne datent que de six cents ans avant l’ère chrétienne, et ne remontent point au-delà du règne de Psammitichus. La race égyptienne, sédentaire outre mesure, avait peu d’inclination pour les expéditions lointaines; la mer l’effrayait à ce point que les Pharaons n’avaient pas un seul port sur la Méditerranée, et pendant longtemps les côtes septentrionales furent fermées aux étrangers comme l’est encore le Japon, il est à croire que les prêtres de ce pays, qui avaient quelque intérêt à capter les Grecs, dont l’influence croissante les inquiétait, se sont plu à créer entre les deux peuples certaines assimilations de religion et d’origine, assimilations factices qui ont égaré tant d’érudits. Je crains que M. Prisse d’Avesnes, à l’exemple de ses devanciers, ne s’y soit laissé surprendre ; mais alors que fera-t-on de ces corporations d’artistes, de ces pontifes lithotomistes qu’il dirige sur l’Hellade pour y porter tous les arts ? On sera forcé de les renvoyer, dans le pays des fables, rejoindre les colonies égyptiennes de Cécrops ou de Danaüs.

Il y a des savans, gens de mérite, fort éloignés de s’enrôler sous la bannière de M. Prisse, qui croient cependant, — les uns, que la sculpture grecque procède de l’Egypte, — les autres, que l’école éginétique est fille de l’Assyrie. Ils ignorent que tout simplement ils s’essaient à combler un abîme, celui qui sépare l’idéal de la réalité. Mais comment a-t-on pu supposer que l’incomparable souplesse de l’art grec, que sa variété infinie ne nous offraient rien autre chose que le simple développement d’un germe oriental ou égyptien ? Comment n’a-t-on pas vu qu’il était impossible qu’une liberté si charmante eût pris naissance au sein de la lourdeur asiatique ou de la rigidité égyptienne ? Un art qui n’a que des muscles ne peut rien enfanter de délicat ou de sublime. Comment n’a-t-on pas songé que ce génie plastique, auquel il a suffi de quelques siècles pour toucher à la perfection, ne pouvait rien emprunter à cet autre génie plastique qui, au lieu de se développer, s’est borné à tourner, pendant des milliers d’années, dans le cercle que le