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gros monceau de pierres (heap of stones). C’est ce monticule, avec ses pierres brutes et à l’aspect calciné, qui a mis sans doute M. de Saulcy sur la voie d’une hypothèse contre laquelle l’érudition d’un orientaliste des plus compétens a pu élever des argumens d’un singulier intérêt : nous voulons parler du débat que l’exposé fait par M. de Saulcy des résultats de son voyage a suscité entre lui et M. Quatremère. Ce savant[1] s’est étonné des rapports que l’on prétendait établir entre les ruines massives aperçues près de la montagne de Sodome et les misérables villes de la Pentapole. Qu’était-ce en effet que ces villes dont les vainqueurs furent vaincus eux-mêmes en une nuit par les trois cents hommes que commandait Abraham ? On doit croire que, de même que la plupart des villes de l’Orient à cette heure, elles étaient bâties en terre. Chez les Hébreux, à l’époque où ils vinrent dans le pays de Chanaan, et bien longtemps après, on n’employait pour la construction des édifices publics ou privés que de détestables matériaux, la terre ou le bois. C’était par une tour de bois que la ville de Sichem était défendue. En cent endroits de la Bible, on trouve la preuve de l’état misérable de ces constructions. En voici deux exemples : la loi mosaïque flagellait le voleur qui perçait un mur en une nuit, preuve flagrante du peu de solidité des murs dans la terre de Chanaan, et l’on remarque dans le livre de Job qu’il arrivait quelquefois que le vent du désert renversait ces pauvres cabanes. Qu’est-il résulté de cette absence de bons matériaux ? L’impossibilité de trouver dans toute la Palestine et les contrées voisines un seul monument dont l’existence remonte à l’époque d’Abraham et même à celle de David.

Ce n’est point parce qu’une opinion prend une forme dogmatique, — opinion contre laquelle l’observation physique, l’histoire et la raison des choses conspirent d’un commun accord, — qu’elle a plus de chances de se faire accepter. En vain on s’écrie : « Faites comme moi, allez étudier par vous-mêmes ; rejetez sans regret les théories a priori sorties de toutes pièces du fond d’un cabinet d’études : le meilleur des livres descriptifs ne vaut pas une heure passée sur le terrain. » Il n’en est pas moins vrai que sur le terrain on peut être tout aussi bien la dupe d’une foule d’illusions que dans son cabinet.

Sur le terrain, mille circonstances se réunissent pour égarer le voyageur, pour surprendre sa bonne foi. Un jugement sain, une grande pénétration d’esprit ne suffisent pas toujours pour le faire sortir triomphant de cette épreuve, et le danger s’augmente quand on arrive sous l’influence d’une idée première, poussé même par une intention honorable, par le désir d’enrichir la science de quelque fait nouveau. D’ailleurs personne n’ignore combien il est difficile d’obtenir des renseignemens d’une exactitude même médiocre, non-seulement sur ce qu’on ne voit pas, mais même sur ce qu’on voit dans ces contrées malheureuses où le sol se partage entre la fanatique population des villes et les races sauvages du désert. Comment croire, lorsque les habitans de nos campagnes sont si profondément ignorans de ce qui touche à l’histoire de leur pays, que des peuplades barbares aient conservé religieusement le souvenir d’événemens contemporains de la construction des Pyramides ? Mais ce qui contribue le plus souvent à éloigner de la vérité, ce qui donne

  1. Journal des Savans, août 1852, p. 504 et suiv.