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une sorte de voile humoristique. Qu’est-ce en effet que ce tableau ? C’est la mise en action de l’existence russe avec tous ses types étranges, depuis le vieux seigneur à demi asiatique, le velmoje, jusqu’au pauvre paysan courbé sous le faix. M. Tourghenief prend tous ces types sur leur théâtre naturel, il les fait vivre dans une série d’esquisses rapides, imprégnant son récit de l’âpre senteur des steppes, peignant les superstitions populaires, les mœurs des campagnes, les rapports des classes entre elles, la fatalité de la misère et de l’abrutissement dans les masses. C’est la vie du serf russe qui apparaît surtout dans ce livre, — et qu’on observe que le servage en Russie tient dans son réseau quarante millions d’hommes ! Dans le fait, c’est un véritable communisme organisé à la base de la société russe.

Quelle est en effet la condition du serf ? Il ne s’appartient pas, on le sait : il est attaché à la terre qu’il cultive, et pour laquelle il paie une redevance à son seigneur soit en travail, soit en argent. Mais existe-t-il du moins quelque lien durable entre le paysan et ce champ qu’il cultive ? Une répartition nouvelle des terres peut au contraire venir l’en dépouiller et le transporter ailleurs. Dès lors à quoi bon travailler ? et à quoi bon en définitive la prévoyance pour le paysan russe ? Il ne peut pas s’affranchir, il ne peut pas posséder ; si par son industrie il acquérait des ressources, il ne pourrait devenir propriétaire qu’en achetant sous le nom de son maître. Aussi, ce qu’il ne dépense pas à boire de l’eau-de-vie, le plus souvent il l’enfouit sous terre. Le paysan russe est une chose inerte qu’on met à une place, puis à une autre place. Pourquoi est-il là ? — « Je ne sais i)as, harine, dit l’un d’eux, les supérieurs ordonnent. » — Les supérieurs ! les supérieurs ! reprend l’auteur avec un sentiment mal contenu. Le plus grand ennemi du serf, ce n’est point le seigneur, c’est l’intendant, le bourmistre. L’intendant est souvent plus maître que le seigneur lui-même des paysans ; il leur prête pour payer leur redevance, et il finit par les tenir à sa merci. Une fois que le serf a encouru la disgrâce du bourmistre, c’en est fait, il n’y a plus de remède pour lui : vainement il s’adresserait à son maître. M. Tourghenief montre une de ces scènes poignantes. C’est un ieillard qui se traîne aux pieds de son seigneur, criant merci contre le bourmistre : « Mon seigneur, il nous a tout à fait dépouillés et ruinés ; il a donné contre toutes règles deux de mes fils au recrutement, voilà qu’à présent il m’enlève le troisième ; pas plus tard qu’hier il m’a enlevé ma dernière vache… Ah ! bon seigneur, ne permets pas qu’il nous achève. » Le cri de l’angoisse peut échapper parfois. Ordinairement le paysan se fait à tout ; en véritable esclave, il se fait à l’eau-de-vie et au knout, et il finit par se réfugier dans la ruse.

Qu’on songe cependant que cette société, assise sur une base de quarante millions de serfs, n’a pas non plus d’aristocratie véritable. De fait, l’aristocratie n’existe plus en Russie ; elle a été détruite et remplacée par une hiérarchie formidable, qui, brisant les grandes influences, distribue les individus par grades militaires, et les enveloppe dans les liens d’une disciphne gigantesque. Tout au bas de cette hiérarchie, au-dessous, est le servage, c’est-à-dire quelque chose de très semblable à la barbarie. Tout au haut, vous trouverez cette population russe qui a couru les grandes villes de l’Europe, s’imprégnant de toutes les influences de la civilisation occidentale ; mais dans