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marées. Par malheur, le vent se trouva contraire ; la flotte de Lillo ne put remonter le fleuve. Depuis cette dernière tentative, il semble que l’on eût renoncé à forcer le passage de l’Escaut. Il devenait en effet chaque jour plus difficile d’y réussir, depuis que les forts et les batteries du duc de Parme commandaient les deux rives.

L’espérance de s’ouvrir de vive force le chemin du fleuve ayant disparu, il fallut bien revenir au système proposé par Marnix. On reconnaissait enfin et trop tard combien cet orateur, ce théologien, ce philosophe avait eu le coup d’œil juste, lorsqu’à toutes les obsessions de la foule et à la routine des hommes du métier il avait répondu en montrant obstinément la digue de Couwenstein. C’était bien inutilement que l’on avait submergé la plaine. Cette chaussée qui apparaissait seule comme une ligne tendue au milieu des eaux frappait alors tous les regards. Il n’y avait plus qu’une opinion sur la nécessité absolue de la rompre. Si l’on pouvait y réussir, tout était encore sauvé. La barrière dont le duc de Parme avait fermé l’Escaut serait tournée ; ses gigantesques travaux deviendraient inutiles, ils seraient ridicules ; on irait tendre la main aux Hollandais à travers une mer artificielle où Farnèse ne pourrait s’engager, tandis que la flotte naviguerait librement au milieu des campagnes, des arbres, des maisons submergées.

Tels étaient les sentimens de la foule depuis que ses yeux voyaient ce que son esprit avait refusé de croire ; mais combien l’entreprise qu’Aldegonde avait proposée était devenue difficile ! Ce qui n’eût rencontré d’abord aucun obstacle n’était plus qu’un expédient désespéré au moment où tout le monde le jugeait nécessaire. Le duc de Panne avait construit sur la digue étroite les forts que Marnix n’avait pu obtenir de faire élever ; Farnèse s’était solidement établi sur cette chaussée qu’on lui avait si imprudemment abandonnée. Il l’avait palissadée dans toute sa longueur ; c’était désormais le chemin de communication de son armée sur les deux rives, entre les deux camps de Callo et de Stabroeck. Il fallait maintenant, au milieu d’une plaine inondée, prendre terre sous le feu croisé des forts à bout portant de la ligne espagnole, débarquer sur le talus escarpé de la digue, s’y loger, la couper dans toute sa hauteur à des points différens, travailler dans l’eau profonde, réunir les deux bords au milieu des réserves espagnoles qui ne manqueraient pas de déboucher des deux côtés par le chemin de terre, tandis que l’on n’aurait avec soi que les faibles détachemens que pourrait amener la flottille. Chose étonnante, cette même opération dont personne n’avait voulu entendre parler quand elle était sans péril et immanquable, tout le monde l’embrassa et s’y jeta sans délibérer comme dans le salut