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l’abnégation, le sentiment austère des devoirs qu’impose le génie, tandis que dans l’autre au contraire semble s’incarner l’épicuréisme de la pensée. Cueillir en homme dispos et bien portant toutes les roses de ce monde, aimer, jouer, manger, boire et dormir, jouir de tout, ramener même le travail à des conditions de volupté, n’est-ce point là, quand on y songe, la destinée faite ici-bas à Rossini ? Et l’on s’étonnerait ensuite que Weber sentit sa bile se gonfler contre ce triomphateur a qui les succès ne coûtent rien, pas même cette angoisse fiévreuse, qui vous saisit au moment de l’épreuve, pas même cette larme sanglante que vous arrache le sifflet perdu d’un envieux, car cet heureux homme se moque du public en masse et des envieux en particulier, et sa sublime insouciance le prémunit à l’endroit des mille tribulations de la vie d’artiste ! Ajoutez à cela l’antagonisme des deux écoles, la conviction profonde, inébranlable que le romantique auteur de Freyschütz et d’Euryanthe avait en lui du néant absolu de l’école moderne italienne, et vous aurez plus de motifs qu’il n’en faut pour expliquer cette mauvaise humeur guerroyante. La tolérance est d’ailleurs le fait des sceptiques, et Weber, l’irritable Weber, eut toujours trop de foi dans l’âme pour connaître et pratiquer cette vertu-là.

De Rome, l’infatigable maestro se rendit à Milan. Il va sans dire que l’arrivée de Rossini dans la capitale de la Lombardie mit en mouvement tout le dilettantisme. Les femmes, en Italie comme ailleurs, si faciles à se laisser entraîner par l’irrésistible ascendant de la mode, cédèrent d’autant plus volontiers à son appel, que la mode leur offrait cette fois le double attrait de la jeunesse et du génie. Charmé d’un accueil si délicieux, ravi par de si adorables séductions, enivré par tant de flatteries, d’hommages et d’avances, l’auteur d’Otello s’abandonna à la fougue de sa nature, et ce fut pendant près de quatre mois une vie de plaisirs, de fêtes, de galanteries, un vrai roman à la Faublas. Rien n’y manqua, pas même les dettes, qui devinrent incommodes et criardes à ce point qu’il fallut en arriver aux grandes résolutions et se mettre à la besogne. On raconte que Farinelli se vit un jour aborder par son tailleur, auquel il devait une somme assez ronde et qu’il ne savait comment payer. « Divin maître, s’écria l’honnête fournisseur, daignez seulement condescendre à me chanter un air, la moindre chose, et je vous prouverai ensuite, moi, quel prix je mets à vos accens ! » Farinelli chanta, et le tailleur d’un trait de plume acquitta la facture. Chanter, c’était aussi le seul parti qui restât à maître Joachim. Vieille histoire que celle-là, éternellement renouvelée depuis la descente aux enfers du dieu de la musique ! L’un chante pour apaiser les démons, l’autre pour endormir ses créanciers, tout le monde chante ; seulement, si le céleste Orphée et le divin Carlo Broschi avaient pu se tirer d’affaire avec une ariette,