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Rome, de Rome à Naples ou à Bologne, remplissant l’Italie de ses inspirations, colportant de la Scala à San-Carlo, de San-Carlo à la Fenice, les produits plus ou moins sérieux, mais toujours avidement recherchés, d’un génie qui s’éparpillait même sur les chemins. Cependant au dehors sa renommée faisait un bruit immense, toutes les capitales de l’Europe sollicitaient sa venue, et le cygne de Pesaro sentait frémir ses ailes à cet appel unanime de l’Allemagne, de la France et de l’Angleterre, qui le conviaient à l’envi par-delà les montagnes et les mers. « Depuis la mort de Napoléon, il s’est trouvé un autre homme duquel on parle tous les jours à Moscou comme à Naples, à Londres comme à Vienne, à Paris comme à Calcutta. La gloire de cet homme ne connaît d’autres bornes que celles de la civilisation, et il n’a pas trente ans[1] ! » La gloire impose des devoirs à ceux qu’elle couronne, et l’homme de génie auquel il est donné de passionner ainsi le monde aura tôt ou tard à conquérir par sa présence les diverses métropoles de son empire. Au moment d’aborder cette nouvelle phase de son existence, Rossini comprit qu’il lui devenait indispensable de mettre un certain ordre dans ses affaires. Cette attitude équivoque qu’il avait autour de la Colbrand, si tant est qu’elle eût jamais été fort séante, devait cesser ; il fallait à toute force se ranger un peu et mettre fin à ce ménage à trois, décidément par trop morganatique.

La Colbrand partageait là-dessus les sentimens du maestro, à qui elle brûlait d’engager sa main et sa fortune par un contrat en bonne forme. Il ne s’agissait plus que de savoir comment on s’y prendrait pour évincer Barbaja. Rompre en visière à une puissance de cet ordre, changer en ennemi acharné un bienfaiteur si tendre et si magnifique, se brouiller avec un homme à la fois directeur de San-Carlo et de la banque des jeux, et qui, — comme si tant d’attributions ne suffisaient pas à son activité remuante, — venait en outre de se porter entrepreneur du théâtre impérial de Vienne, — franchement cela ne se pouvait. D’autre part, c’eût été caresser une illusion volontaire que de s’imaginer qu’on amènerait jamais cet Orosmane à renoncer de lui-même à Zaïre. Sans doute qu’en tombant dans la disgrâce du public, Zaïre avait perdu beaucoup de son prestige aux yeux du padischah ; mais la vanité, il faut le dire, n’était pas l’unique sentiment qui régnât dans l’âme du sultan. Orosmane était homme, et capable à ce titre de se laisser acoquiner aux douceurs de l’habitude, au charme toujours si difficile à rompre d’une domination dont le pli était pris. Aussi comme, après avoir un moment essayé d’aller brûler son encens aux pieds de la gracieuse

  1. M. Beyle, Vie de Rossini. p. 6.