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David et Mlle Eckerlin s’avancent et chantent un duo : — mêmes transports, mêmes exhortations à continuer. Nozzari entonne sa cavatine d’entrée dans Zelmira : le public ne se tient plus de joie, et l’enthousiasme atteint son paroxysme lorsque le couple Rossini lui présente en manière de bouquet final l’admirable duo d’Armide : Cara per te quest’ anima. Cependant les rues qui donnent sur la place se sont remplies de monde ; toutes les maisons voisines ont ouvert leurs fenêtres à ces délicieux accens ; à peine ont-ils cessé qu’une explosion de bravos et de cris se fait entendre : Fora ! fora ! il maestro ! Rossini s’approche jusque sur le bord du balcon et salue ; mais cette multitude, une fois mise en train, ne s’arrête plus : vira ! viva ! cantare ! cantare ! À cette invitation, le maestro, qui commence pourtant à en avoir assez, leur débite gaiement et de sa plus belle voix la coda de l’air du Barbier : Figaro quà, Figaro là ; puis on éteint les lumières, on ferme les croisées, et la joyeuse bande se retire dans les appartemens intérieurs. Cette manifestation ne suffit point pour disperser la foule. Au premier moment, le silence succède aux acclamations, silence trompeur, menaçant, précurseur de l’orage et de la tempête, car aussitôt que cette multitude s’aperçoit, aux ténèbres d’Égypte où on la laisse, que tout est fini sans espoir de retour, un murmure sourd et formidable sort de son sein et peu à peu grandit aux plus alarmantes proportions, imitant les gigantesques crescendos dont le maître objet d’une tant frénétique idolâtrie fait un si fréquent usage dans ses œuvres. Vanité de la gloire, triste retour des choses humaines ! ils brisent maintenant à coups de pierre les carreaux de celui qui tout à l’heure s’enrouait de gaieté de cœur à leur prodiguer les riches dons de sa nature, et sans l’intervention de la police, on ne sait par quel ignoble outrage aurait fini cette chanson au clair de lune.

Rossini quitta la capitale de l’Autriche après un séjour de trois mois, pendant lesquels il y avait fait à la lettre la pluie et le beau temps[1]. L’anecdote même que je viens de raconter démontrerait

  1. L’opéra italien tournait alors toutes les têtes, même celles que leur poids philosophique aurait semblé devoir prémunir contre l’entraînement. Le bon Hegel céda, comme la foule, aux tourbillons. J’extrais de sa correspondance avec sa femme quelques passages où son enthousiasme éclate pour ainsi dire au courant de la plume : « À peine débarqué, Je me suis fait conduire au théâtre italien, où l’on jouait la Zelmira de Rossini. Quels chanteurs ! quelles voix ! que] style ! Grâce, volubilité, force, éclat, tout y est : Rubini, Donzetti, Lablache, la Fodor ! Comparé à ce métal sonore et limpide, ce que nous avons à Berlin m’a paru lourd, monotone et creux ; vous diriez de la bière à côté du vin le plus pur, le plus rubicond, le plus chaud. Ces artistes-là vous ont une expression, une manière de colorer qui n’appartient qu’à eux. Je m’explique maintenant pourquoi à Berlin nous montrons en général peu d’élan pour la musique de Rossini : c’est que cette musique est faite en vue des gosiers italiens, tout comme le velours et le satin sont faits en vue de la coquetterie féminine, et les pâtés de foie gras en vue des fins gourmets. Cette musique-là ne vaut qu’à la condition d’être chantée, mais alors aucune autre n’en égala le charme. Je suis allé hier entendre le Barbier pour la troisième fois, et certes il faut que mon goût se soit bien terriblement dépravé pour, que ce Figaro de Rossini me paraisse aujourd’hui cent fois préférable à celui de Mozart. Comme ces chanteurs-là jouent et chantent con amore ! Le moyen, dites-moi, de quitter un pays où de pareilles séductions vous attachent ? »