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M. Villemain juge admirablement les œuvres historiques du poète qu’il n’a pas su ou plutôt qu’il n’a pas voulu caractériser avec assez de sévérité, et il ne s’en tient pas à l’étude, à l’appréciation de ces œuvres prises en elles-mêmes. Il estime avec une incontestable justesse l’influence qu’elles ont exercée en Europe et surtout en Angleterre, de telle sorte que Voltaire le mène directement à Robertson, à Hume, à Gibbon. La discussion une fois entamée, il la poursuit avec une rapidité, une clairvoyance, une abondance de preuves qui ne laissent rien à désirer. On sent qu’il marche sur un terrain dont toutes les parties lui sont connues depuis longtemps. Familiarisé avec tous les secrets de la langue anglaise, il mesure d’un œil sûr la portée de toutes les expressions, et ne comprend jamais une pensée à demi. Aussi voyez comme il découvre, comme il signale les lacunes des compositions historiques conçues dans le système de Voltaire, comme il démontre l’injustice de Gibbon pour les premiers siècles du christianisme, le caractère incomplet du récit de Hume en ce qui touche les origines nationales, la pâleur du coloris dans l’Histoire de Charles-Quint ! Toute cette digression est traitée de main de maître. Ce n’est pas d’ailleurs que j’entende contester la relation étroite qui unit les historiens anglais que je viens de nommer à l’historien de Charles XII et de Pierre le Grand, et surtout à l’auteur de l’Essai sur les Mœurs. M. Villemain n’a pas craint d’agrandir un sujet déjà bien assez vaste par lui-même ; en cette occasion, le succès a justifié pleinement sa hardiesse. Il ne s’est pas contenté de la tâche qui lui était dévolue ; il a voulu faire de l’histoire littéraire de notre pays l’histoire de l’esprit européen. Comme il n’a pas fait un seul pas au hasard, comme il a dit en cette occasion tout ce qu’il avait à dire, comme il a versé à pleines mains les vérités salutaires, les aperçus ingénieux, je ne lui reprocherai pas d’avoir franchi les limites de son sujet.

Pourquoi n’a-t-il rien dit de la philosophie et des romans de Voltaire, ou n’en a-t-il parlé qu’en passant ? Il me répondra peut-être que Zadig et Candide ne peuvent être discutés dans l’enceinte de la Sorbonne, que le Dictionnaire philosophique touche à des points trop délicats, agite avec trop de témérité les problèmes les plus austères, pour être apprécié librement devant les images de Fenelon et de Bossuet, de Descartes et de Malebranche. L’argument est spécieux, mais n’a rien de péremptoire. Étant donné l’histoire littéraire de la France au XVIIIe siècle, je ne crois pas qu’il soit permis de passer sous silence ou d’effleurer légèrement Candide et le Dictionnaire philosophique. Le côté licencieux, le côté cynique de Candide n’est pas un obstacle insurmontable à toute discussion. Sans lire devant un auditoire où la jeunesse se confond avec l’âge mûr les aventures de Cunégonde et du docteur Pangloss, il n’est pas défendu de les caractériser,